Vos textes: Julie Brossard répond à « Manger fantôme »

400_img_08Aujourd’hui, le texte de Julie Brossard en réponse à la proposition d’écriture de Françoise Khoury  « Manger Fantôme » de Ryoko Sekiguchi (Argol 2012)

« Avez-vous, à l’occasion d’un voyage par exemple, goûté un mets dont vous ignoriez de quels ingrédients il était composé, et que rien n’ait laissé deviner, ni la forme ou la couleur, ni la saveur, l’odeur ou la consistance ? ».

Potée

Lorsqu’elle me sert sa potée guyanaise, je souris et dis merci à la dame. Je suis invitée, je suis polie et bien élevée. J’ai cette capacité à avaler n’importe quoi venant de n’importe qui, cela m’aide à voyager sans entraves, secondée par mon solide estomac.

C’est un ragoût. Il a l’air dense, à la limite de la phase solide. Ce sont les pires ceux-là, les plats inclassables. Aucune catégorie rassurante, aucun ingrédient principal qui lui donne un nom. Par exemple, ne t’inquiète pas, ce ne sont que des patates douces. Oui, cette coloration violacée doit venir de la patate mais ce n’est que de surface. C’est l’amidonnage, la colle, la glu, à plâtrer l’estomac pour plusieurs jours.

Mon assiette, creuse, ressemble à un lac volcanique sans fond, un gour. Une immensité liquide et opaque, dans laquelle évolue une vie molle et gluante. Je ferme les yeux un instant et une forte odeur de vase assaille mes narines. Faire bonne figure, encore et toujours. Finis ta soupe, si tu veux devenir grande un jour.

Je dois me jeter à l’eau sans plus attendre. Je plante ma fourchette au hasard en priant un dieu que je ne connais pas…pour en ressortir un groin de cochon. Oui, vous m’avez bien entendue, un groin de cochon, parfaitement cylindrique avec deux magnifiques trous comme des boutons de chemise. Des trous qui ont fouillé la fange, reniflé la boue stagnante… Je n’ose même pas le couper en deux bouts, tant la consistance sous le couteau me dégoûte par avance. Je l’immerge de nouveau, tout en espérant que des bactéries nécrophages la digèreront au fond de mon assiette.

Je continue à jouer négligemment avec ma fourchette, qui n’est plus un ustensile de cuisine ordinaire, mais bien un trident. Tel Poséidon, je règne sur les océans et je pique dans ma colère dévastatrice quelque chose de bien solide. Un morceau auquel on peut éventuellement se rattacher.

Mais là, c’est l’horreur absolue. Je tiens au bout de ma fourchette une main de bébé. Une toute petite main d’enfant d’humain. Je peux discerner chaque phalange délicate. La peau est collée aux os, vidée de sa chair, rôtie ou bouillie je ne sais trop. Chaque doigt se termine par un ongle très fin et délicat. Je blémis et mes pensées se désordonnent, me laissent partir loin du rivage de ma vie civilisée. La nature est là, tellement présente tout autour. Il n’y a plus que des sons, les oiseaux sentinelles, les batraciens en tout genre. La vie des forêts sous l’équateur est folle et je deviens folle avec elle. Elle m’emporte pour un voyage aller simple. Le retour ne sera plus possible en ayant franchi la ligne rouge. Je suis cannibale. Une seule fois suffit, point n’est besoin d’habitude, c’est la chute.

 

Brossard Julie

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