Cette semaine, nous avons choisi de vous présenter quatre textes, parmi ceux que vous nous avez envoyés en réponse à la proposition d’écriture de Martine LEROY-RAMBAUD, à partir du livre de Jeanne Benameur « Otages intimes » (Actes Sud, 2015).
Voici celui de Claire Martine LE GUELLAF
Fraternité
Paul, mon grand frère.
Nous voilà, l’un et l’autre, à des années de notre enfance. Nos univers se sont séparés depuis ce jour si sombre d’octobre 59. Te souviens-tu de cette photo prise avant le drame et devenue maudite depuis ? Rappelle-toi : sept enfants, maman et papa. Je me tenais avec papa sur la rive, attendant notre tour. Avec maman, vous étiez suspendus dans le vide par des nacelles improvisées. Le courant était fort. Le vent soufflait et vous balançait. A tanguer, les poulies commencèrent à vaciller dangereusement, l’une après l’autre. Rappelle-toi : captivé, je vous regarde traverser les premiers à la queue leu leu accrochés au câble encore porteur, avec toi en tête. De l’autre côté, la frontière ! Tous s’agrippent au regard déterminé et rassurant de maman. Tous, sauf toi ! Par toi, par jeu, à forcer le tangage : le câble a cédé. Seul à être proche de la terre ferme, tu as sauté. Tu as sauvé ta vie. Les autres y sont restés, emportés par les eaux boueuses du fleuve gris. Tu les as regardés sombrer : pas un geste à leur secours, pas un cri pour hurler la folie de l’instant ! Longtemps je t’ai haï. Je te croyais protecteur. Je te rêvais courageux et héroïque. Longtemps cette haine m’a porté, me fermant à ta fraternité. Aujourd’hui, 60 ans plus tard, je t’écris. C’est important. Je te demande pardon : pardon pour t’avoir jugé responsable, pardon pour t’avoir cru meurtrier. A scruter la photo, j’ai enfin compris ma méprise : tu n’avais que 10 ans.
Jacques.
M.L-G.