Alain André vous a proposé d’écrire à partir du livre de Laura Berg « Second portrait d’Irena ». Rappel de la consigne à retrouver ici: Vous est-il arrivé, vous aussi, de réaliser, ou plus simplement de voir, ou de revoir, une photographie, en étant traversé par un affect violent ? Pourriez-vous imaginer, en tout cas, une première page de roman qui procèderait ainsi : en présentant d’abord une image, puis en la mettant en situation, grâce au regard d’un narrateur traversé par un affect violent – désir, colère, manque, chagrin par exemple ?
Aujourd’hui, nous publions le texte de Claire Le Goff !
Fanfan
La rue Michelet est déserte, et la voiture noire sur le trottoir. La petite fille pose gentiment devant le capot métallisé. Elle porte une robe courte, petites manches à volants et col Claudine, carreaux blancs et bleu marine, et un panier en osier dans la main droite – ou sur le côté gauche, pour moi qui regarde la photo. Elle se tient droite dans ses chaussures neuves avec brides et boucles, au milieu du cadre posé sur la commode. Elle sourit timidement, tournée vers sa mère en face, qui fait des mimiques, des mouvements de bras, des claquements de doigts, afin de provoquer un rire, un sourire, l’encourager à lever les yeux – Fanfan, Fanfan, regarde-moi, Fanfan, ma chérie ! – les yeux de biche que l’on ne verrait pas sans cela. Les cheveux sont coupés au carré, la frange va de travers légèrement, à cause des ciseaux tremblants dans la main de la mère, une main maladroite parfois mais qui, ce jour, auprès de l’objectif, s’agite lestement. Fanfan a 5 ans. Je pourrais être sa mère, si elle n’était devenue la mienne une génération plus tard. Ce jeudi de juin, Fanfan dans sa joliesse pose pour son père, beau comme un camion, pour sa mère, au port de reine, devant la Citroën DS dont ils sont si fiers. Elle ne sait pas alors qu’après l’été ils la laisseraient seule, à jamais, à cause de la voiture, de la pluie, d’un mauvais virage.
La petite fille sur la photo, on voudrait la prévenir, la protéger, prendre sa peine, mais ce n’est plus que du papier.
Claire Le Goff