Astrid de Laage vous a proposé d’écrire à partir du livre de Jeannette Winterson « Les oranges ne sont pas les seuls fruits ». Rappel de la consigne à retrouver ici:
Mme Winterson, hantée par l’Apocalypse, frappe fort, mais Jeannette, elle, lit beaucoup. Jeannette veut vivre, faire des études, devenir écrivain et apprendre à aimer. Pour être au moins un peu heureuse. Et si, à votre tour, vous cherchiez dans votre bibliothèque intérieure, des souvenirs de vos lectures, de ces auteurs qui vous ont tendu la main, de ces livres qui ont accompagné ou éclairé les moments clés de votre existence?
Voici le texte de Manon Drique que nous avons sélectionné.
C’est un livre confié par l’une de mes plus proches. Vous connaissez ce genre d’échange de lecture, où l’on donne comme un cadeau, ou une sorte de secret prêt à être dévoilé, une piste que l’on donne à explorer, en espérant très fort que ce livre auquel on tient tant trouvera un écho chez celui à qui on le propose. Si Lambeaux de Charles Juliet est arrivé dans mes mains, c’est dans cette démarche-là. J’avais dix-neuf ans et le sentiment de me trouver dans une impasse. Je me sentais marcher sur un fil duquel il me semblait pouvoir tomber à tout instant. J’avais l’impression d’être à bout de souffle, dans un quotidien d’étudiante pourtant classique, j’étais dans l’incompréhension, je tâtonnais à la recherche d’une issue. Ce livre ou bien, devrais-je dire, cette rencontre a marqué très fort mes même pas vingt petites années. « Ce que tu attends, tu ne saurais rien en dire. Tu attends que ta vie change. Que cette avidité de vivre qui maintenant te possède trouve à s’assouvir. Que cet enfant perdu qui t’accompagne de ses sanglots soit enfin consolé ». Ces lignes furent une véritable tempête, elles m’arrêtèrent, longtemps. Il y avait là exactement ce que je ne savais pas dire, l’expression même de ce trou béant que je ne savais comment combler. J’avais d’un seul coup sous les yeux toute la magie de la littérature, des mots posés sur nos silences, des phrases qui racontent nos émotions violentes et pourtant parfois muettes. J’ai rendu le livre en chuchotant des mercis que j’aurais voulu plus puissants. Et je l’ai acheté, car les livres restent ce qui peuple nos innombrables solitudes, ils sont là, lus, relus, usés par nos yeux fatigués. Ils sont là, et leur seule présence rassure. Ce sont des cabanes, très hautes dans les arbres, des abris, de petits échafaudages tapissés de mots.
J’avais compris que je devais continuer de guetter les mots, qu’ils étaient l’issue. Et j’ai continué de chercher inlassablement, pour apaiser, pour questionner, pour comprendre.
Manon Drique