Vos textes: à propos de 14 de Jean Echenoz

Cette semaine, le texte de François Momal, en réponse à l’appel à écriture imaginé à partir du roman de Jean Echenoz, 14

Sourds-muets dans l’azur

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Crédits photographiques: Betweeners

On était à l’arrière du bateau et on attendait le coup de sirène fatidique. On suait dans nos combinaisons et on n’en menait pas large. La manœuvre du bateau était délicate. Celui-ci devait attendre le courant favorable, s’approcher au plus près de l’îlot rocheux, lâcher les plongeurs et s’éloigner au plus vite de la roche.

Coup de sirène, une palme devant, une main pour maintenir en place l’embout, l’autre main agrippant la base de la bouteille, on saute. La palanquée se rassemble en surface et premier échange de signe de sourds-muets. OK c’est bon. On fait le yo-yo à la surface de séparation des deux éléments : les masques des voisins, les combinaisons des voisins…Puis le chef de palanquée fait son deuxième signe de sourd-muet : le pouce pointé vers le bas. À mort. On plonge. Vingt mètres d’une traite. La phase la plus délicate.

Purger son gilet stabilisateur par le haut. On purge, on purge mais on ne plonge pas. On se décide, en désespoir de cause, à faire « le canard ». On se met à l’horizontale et on casse brusquement le corps en deux, tête la première. On purge, on purge mais là il faut purger par le bas. La main tâtonne pour venir agripper le cordon à la base du gilet et finalement on plonge. Là il faut gérer deux actions en parallèle : purger et compenser. Compenser voilà le maître mot. On se bouche le nez et on souffle comme un malade à s’en faire exploser les tympans de l’intérieur. Surtout compenser de façon continue. Ne pas attendre d’avoir mal aux oreilles sinon c’est foutu.

On descend les vingt mètres d’une traite. On est un petit groupe de taiseux qui vient se plaquer contre la roche. Rien que pour la descente certains ont consommé trente bars.

La palanquée reconstituée on suit une ligne de crête. Le mérou placide et la murène obscène sont au rendez-vous. Cette dernière sort la tête de son trou. Une petite crevette flotte près de la gueule de la murène. La petite crevette vit en parasite sur les dents de la murène et elle ne se fera pas bouffer par la murène. La murène a besoin de la petite crevette pour se laver les dents et la petite crevette le sait. Vivre en parasite, les animaux aussi savent faire.

La gueule de la murène est obsédante. On peut voir les contractions se propager le long de son corps. En haut un banc de barracudas strie l’eau de ses reflets argentés.

Vingt cinq mètres d’eau au-dessus des têtes, on baigne dans le liquide amniotique.

Si la crampe dans la jambe est soudainement au rendez-vous, le muscle se ratatinant en boule à l’une des extrémités, il faut alors se livrer à une figure qui n’est pas des plus élégantes : se mettre sur le dos, saisir l’extrémité de sa palme et la tirer vers soi le temps qu’il faut.

L’envie de pisser sera plus facile à gérer. Il n’y a pas dans la mer de produit colorant à même de vous dénoncer.

Quarante bars. Fin de partie. Les bras en croix : terminé, on remonte. Le parachute déplié et gonflé est propulsé à la surface. On fait le palier en scrutant les manomètres.

Nous sommes cinq sourds-muets qui flottons dans l’azur.

François MOMAL

 

 

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