Cette semaine, Alain André vous a proposé d’écrire à partir du deuxième roman d’Elisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko (Zoé, août 2018). Parmi les textes reçus, nous en avons sélectionné 8, que nous publions en deux posts, pour leur donner plus d’espace. Merci à tous de votre participation !
Claire Cornet
Pour se rendre au Savoy Hotel, Zoé Lampion emprunte la seule rue de Londres où l’on roule à droite, glisse son corps entre les aubes étincelantes d’une porte tambour et atterrit sur un damier de marbre luisant, noir et blanc.
Elle sent ses Doc Martens, brûlées par la morsure de la neige, écraser la moquette du salon de thé où Lady Sarah Jane l’attend, assise sur un sofa ivoire. Devant cette dernière, un service en porcelaine décorée de fleurs violettes à la langueur surannée. Elle a une voilette devant les yeux.
Zoé serre la main aux ongles polis qu’on lui tend puis ôte ses moufles boulochées qu’elle fourre dans la poche de sa parka. Elle sombre dans un fauteuil à oreilles.
− Si j’ai consenti à cette entrevue, et sachez que c’est la dernière, c’est pour mettre un terme à cette histoire positivement abracadabrante, dit Sarah Jane, déposant d’un geste assuré un millefeuille rose sur une assiette. Elle arbore un rubis à l’annulaire.
− C’est pas l’argent qui m’intéresse, c’est la vérité …
Zoé pose sur la soucoupe sa cuiller oubliée, le bec planté dans la tasse. La cuiller fait un cliquetis qui agace les notes de piano s’échappant d’un kiosque au lacis ajouré.
− La vérité, soupire Sarah Jane, levant les yeux, vous les Français êtes si rationnels.
− J’ai une preuve.
Elle plonge la main dans son Eastpak panthère et lui tend un cliché écorné, pincé entre ses doigts collants. La voilette frémit.
− C’est vous la fillette ? Le visage est flou. C’est proprement extravagant !
CC
Claire Laudereau
L’homme
L’homme entre dans la grande salle. Seul. À grandes enjambées. Le corps tendu. Le visage impassible. Casquette en main, il porte des habits de jeune élégant qui ne cherche pas à se faire remarquer. C’est la deuxième fois que je le vois. Maître Senghor s’engage vers lui, le salue. Tous deux s’asseoient. L’homme ne se cale pas sur sa chaise, il garde les jambes sur le côté. Prêt à repartir.
Nous sommes maintenant six autour de l’imposante table de verre. Le décor me déplaît. Du cossu, du marbré, du doré. Un chic baroque comme aiment les nouveaux riches de Dakar. Le contraste me saisit en pensant à la maison de ma future fille où je loge, à deux rues d’ici. Une bicoque d’un petit peuple qui vit sans clim ni eau chaude, au rythme des coupures d’électricité et d’eau incessantes.
J’écoute le notaire présenter les faits, lire les actes d’identité, de moi, de mes deux témoins, de l’homme. La voix solennelle de Léopold Sédar, son illustre ancêtre, résonne en moi. Mais son français impeccable ne comporte aucun signe de négritude.
Maître Senghor interpelle l’homme. « Comprenez-vous pourquoi vous êtes ici ? Ce que vous propose Mme Rivière ? Elle s’est donné la peine de venir spécialement de Paris pour cette rencontre. » J’entends sa réponse à peine audible : « J’ai une fille, ça je l’ai appris après sa naissance. Que Dieu la protège. Elle s’appelle Astou. »
C.L.
Marie Coucaud
Félicité adorait pénétrer dans son petit salon dont, en fin d’après-midi, la couleur jaune des tentures se reflétait dans les miroirs à l’encadrement doré. Se tenant sur le seuil, elle laissait alors lentement glisser son regard amoureux des lourds rideaux chamarrés à la bergère alanguie, du guéridon à la tablette de marbre. Elle avait une affection particulière pour le lustre cristallin qu’elle avait fait venir de Paris et qui réfractait les rayons automnaux en mille gouttelettes de lumière. Son cœur de parvenue se gonflait de fierté.
Ce matin-là, une légère tâche sur les grands carreaux immaculés attira son attention. D’un pas scandalisé, elle traversa la pièce, prête à sonner rageusement la bonne. Mais, quand elle eut atteint l’imposante fenêtre, son regard fut immédiatement attiré par une fenêtre du cinquième étage de l’immeuble d’en face. Quelqu’un venait brusquement de tirer un méchant rideau en toile grossière cramoisie. La silhouette d’un homme se détachait comme si elle était imprimée dans le tissu. La femme du maire fraîchement élu avait toujours dédaigné les étages supérieurs dans lesquels s’entassaient les étudiants misérables, des poètes sans le sou, des grisettes faméliques, des domestiques envieux, toute cette engeance socialiste qui menaçait la paix et l’ordre de la bonne ville de P. Elle les ignorait, les méprisait, les haïssait.
Pourtant, ce jour-là, elle ne cessa de penser à ce geste sec, ce geste brusque, cette façon de tirer le rideau comme si l’homme avait été blessé par sa vue à elle.
M.C.
Béatrice Grandchamp
– Beschlagnahmung!!
Adèle fixait le soldat campé sur le seuil, mitraillette à l’épaule. Les boutons de son uniforme brillaient dans le soir tombant. Derrière lui elle aperçut une jeep et trois hommes qui l’observaient. Beschlagnahmung!! Le soldat hurla à nouveau, comme s’il tambourinait encore sur la porte et n’était pas juste là, face à elle. Comme elle ne réagissait pas, il sortit un papier de sa poche et l’agita sous son nez : Beschlagnahmung!!
Elle sentit son coeur s’emballer violemment, ses jambes flageolèrent. Les hurlements, les coups de feu entendus le matin du côté du beffroi assaillirent ses tempes. Tout-à-coup sa mère fut là, sans ménagement elle la tira en arrière dans le couloir. Adèle l’entendit répondre en allemand au soldat, qui s’éloigna.
– Vite… ta chambre!
Des mots lui parvenaient, mais elle ne les comprenait pas. Sa mère la secoua et l’entraîna.
Dans un courant d’air glacial, un tumulte mêlé de voix rauques, de sacs lourds traînés sur le sol, de cliquetis métalliques prirent possession de la maison. Comme elle se faufilait vers la cuisine, elle se heurta au soldat qui pénétrait dans sa chambre. Une odeur âcre d’étoffe mouillée et de tabac la saisit, elle s’enfuit. Au détour du couloir elle se retourna. Elle sentit son regard posé sur elle, bleu et las.
B.G.