Vos textes, à partir du roman de Javier Cercas, « Le monarque des ombres » (1/2)

Il y a 15 jours Alain André vous a proposé d’écrire à partir du roman de Javier Cercas, « Le monarque des ombres ». Parmi les textes reçus, nous en avons sélectionné 8 cette semaine. Merci de votre belle participation !

Isabelle Vigier

Lee

Lee Miller voit le jour en 1907. Américaine, un regard azur. Mannequin, elle est à Paris dans les années 1930, rencontre les peintres, les poètes surréalistes, Eluard, Picasso, Cocteau, crée avec eux – dans « Le Sang d’un poète », elle est la statue. Elle devient l’amante, la complice de Man Ray. Elle sera photographe. Correspondante de guerre pour Vogue, elle accompagne les forces US en Europe, envoie photos et textes au magazine. Elle est l’une des premières à photographier les camps de la mort ; elle doit certifier par courrier à la rédaction la véracité des images. Mariée, mère, elle collabore avec Vogue jusqu’en 1973. En 1977, elle s’éteint en Angleterre, installée dans le pays depuis 1939.

17 ans, un premier amant. La photo ce n’est pas juste appuyer sur un déclencheur, c’est être en alerte, saisir l’instant, il me l’enseigne. Il m’offre un livre, cette femme, Lee Miller, en couverture en gros plan : un visage doux, volontaire, dans un uniforme américain. Je scrute les photos, de Lee par les autres, des autres par Lee Miller. Elle devient mon héroïne : elle vit, pense « comme un homme ». Elle n’a pas froid aux yeux. Son existence s’efforce à la liberté. A 17 ans, tout reste possible. Je vénère le courage, physique et moral, celui de mon père sans doute, né en 1921, ancien résistant, ami d’artistes et de poètes. En 1996 il a quitté ce monde, la vie a entamé le rêve, mais en remuant ma mémoire pour y chercher un héros, Lee Miller s’impose, mes 17 ans reparaissent.

I.V.

Sylvie Laforêt

Il jouit du privilège rare d’être, comment dirais-je, un pédiatre-écrivain ou un écrivain-pédiatre, j’hésite, tant son activité d’auteur lui vaut d’être célèbre depuis plusieurs décennies. Une célébrité parfois sulfureuse, puisqu’au fil de ses essais, il fut qualifié de rétrograde, réactionnaire et fasciste, et même de promoteur du viol conjugal, au petit jeu des journalistes d’arracher les phrases de leur contexte. Aldo Naouri, qui s’est posé la question d’une carrière de psychanalyste, a consacré toute sa vie professionnelle à recevoir ses jeunes patients et leurs parents dans son cabinet du boulevard de la gare.

Je fus l’une des premières d’entre eux. Je n’en conserve aucun souvenir, mes parents quittèrent le 13ème  avant mes trois ans. Il occupe pourtant une place de choix dans mon panthéon et dans celui de ma mère ! Je l’ai si souvent entendue vanter l’écoute exceptionnelle du grand homme, et son humanité, et son regret à elle de ne plus fréquenter son cabinet, alors même que le spécialiste était encore inconnu du tout Paris. Il fut en particulier le seul à affirmer que la tache bistre, qui se trouvait sous mon bras gauche, attestait de mes origines mongoles, trace multiséculaire, à même ma peau, des lointaines invasions de Khan – dont mon père était aussi le dépositaire – et à résoudre par la même occasion l’énigme des pommettes saillantes de ma grand-mère paternelle, qui ne laissèrent jamais de me fasciner et de me plonger dans le vertige de mes origines si barbares.

S.L.

Christiane Leydet

Giovanni R.

Giovanni était bûcheron quand la guerre avait éclaté. Du jour au lendemain, avec son frère plus jeune, il s’était retrouvé sur le front, au milieu d’un épouvantable hiver russe. Il avait 21 ans. La fin de l’histoire, ma mère la tenait de ceux qui n’avaient pu l’empêcher de retourner sauver son frère. Ils sont morts le même jour, en 1941, trois mois après avoir quitté l’Italie. Ma mère était sa cousine, de six ans plus âgée que lui. Ils devaient se marier à son retour. Giovanni n’était ni fasciste ni belliqueux, disait-elle.

Le visage de cet homme a hanté mon enfance – me hante encore, peut-être parce que sa disparition a été la grande douleur de ma mère (et ma mère ma seule douleur), peut-être aussi parce que cette histoire a entrelacé à jamais, dans mon imaginaire, l’amour à la mort – l’amour avec la mort, de manière indécidable.

Ma mère le rendait éternel chaque fois qu’elle en parlait, pris comme un beau papillon – innocent et magnifique, dans les glaces bleutées de sa mémoire ; l’instant d’après, il tombait lourdement, englouti par un silence neigeux.

Sur cette photo prise la veille de son départ, on le voit habillé en chasseur alpin, chapeau à plume noire, veste serrée à la taille par le ceinturon (il s’y retient des deux mains), pantalon bouffant, molletons, chaussures basses. Il braque son regard sur l’objectif. Je le revois, distinctement, à présent que, de son visage, ne reste rien à contempler. Si seulement – murmurait-elle en reposant la photo. Si seulement quoi ?

C.L.

Sabine Bossuet

Elle s’appelait Jacqueline, elle est morte à 85 ans dans un petit village du sud de la France. Orpheline de père et de mère, elle avait été élevée par ses grands-parents jusqu’à ce qu’ils disparaissent avant ses dix-huit ans. Elle survécu à ces drames intimes et poursuivit sa vie sans plus aucun appui familial. Elle épousa un homme, qui lui donna quatre enfants. Elle les éleva dans l’après-guerre, tenant un petit commerce de couleurs ou prêtant ses doigts chez les grands couturiers de la capitale. Elle était si pleine d’énergie vitale et d’optimisme, malgré l’âpreté de la vie.

Comment a-t-elle su trouver cette ardeur qui lui a  permis de continuer à vivre seule dans la guerre, traversant sur sa bicyclette Paris occupé, non pour livrer des messages à la résistance – mais pour continuer à exister ?

Ce qui fait de cette femme, ma grand-mère, une héroïne à mes yeux, c’est ce courage de construire pour elle et ses enfants une vie qui n’était pas empreinte du sentiment de perte qu’elle avait connu très jeune, mais qui était l’expression d’un combat mené face à l’adversité jusqu’au jour où les forces vinrent à lui manquer.

Je la revois sur cette photo, assise sur un banc à côté de son mari. Elle a le port de tête altier et ne laisse rien transparaître de ses émotions les plus secrètes. La volonté qui était la sienne est tangible dans ce dos droit et ce regard un peu dur. Elle semble dire déjà, comment, veuve, elle saura poursuivre sa vie et se la rendre aussi belle que possible.

S.B.

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