Cette semaine, en réponse à l’appel à écriture à partir du livre de Pia Petersen «Une fenêtre au hasard» (Actes Sud, 2005), à redécouvrir ici, voici le texte de Lucie de Chevigny.
Tous les soirs, je la vois à sa fenêtre. Ou plutôt non, je ne la vois pas tout de suite ; d’abord cet écran qui s’allume de l’autre côté de la rue. Un rectangle net, une abstraction jaune. Et puis les meubles se dessinent, les couleurs se nuancent et la silhouette apparaît. Je devine son contour quand elle traverse un faisceau bleuté.
D’ici, je peux voir un miroir ancien au fond de la pièce, mais il est trop loin pour y déceler les détails dans le reflet. Un peu plus près, une table basse que je devine dans les tons de rouge. J’imagine le canapé qui lui fait face. Quand elle s’assied dessus, elle enlève ses chaussures et allonge ses jambes. Devant elle, une télévision allumée dont je n’aperçois que les lumières changeantes.
Pourtant, quand elle vient à sa fenêtre, installée sur un coffre peut-être, et qu’elle l’entrouvre pour fumer une cigarette, c’est dans le vague que son regard cherche à se poser. A quoi pense-t-elle ? A qui ? J’ai parfois l’impression qu’elle attend quelqu’un qui ne viendra pas.
Ce soir, elle fait pivoter son visage un peu plus que d’habitude, et soudain, elle me voit. Elle ne détourne pas ses yeux, elle me fixe, sans gêne, comme si elle avait toujours su que j’étais là à l’observer. Comme moi, elle a une cigarette éteinte à la main, et lorsqu’elle allume son briquet, la flamme me brûle les doigts. Je fais tomber la cigarette et c’est elle qui la ramasse. J’en aspire la fumée qui s’échappe par sa bouche.
Alors je lui souris dans le miroir ancien au fond de mon salon.
Lucie de Chevigny