Il y a 15 jours, Alain André vous a proposé d’écrire à partir du roman de Jane Sautière intitulé Stations (entre les lignes), paru chez Verticales en septembre 2015. Voici les 8 textes que nous avons sélectionnés en réponse à cet appel à écriture. Nous vous remercions tous chaleureusement de votre participation!
Gare de Versailles-Chantiers – station Saint François Xavier
de Claire Desmonds
Nous avions dû quitter rapidement Paris pour Versailles où nous nous étions retrouvés, moi, mes parents et mes trois sœurs, dans un appartement trop petit. L’atmosphère familiale était tendue : mon père avait été licencié, ma mère le harcelait sans cesse, ne faisait plus à manger, restait couchée toute la journée. Une nuit, elle avait même ouvert le gaz…
Nous avions cependant continué à aller au lycée à Paris. Je me levais tôt pour attraper le train de 7 h 03 qui m’emmenait gare Saint-Lazare où je prenais le métro jusqu’à Saint-François Xavier, ligne 13 sans changement.
J’avais quatorze ans. J’étais devenue maigre, le visage pointu, les yeux enfoncés. Entre midi et deux, je fuyais la cantine, errais dans les rues autour du lycée, me plantais dégoûtée devant les vitrines des pâtisseries. Les longs trajets dans les wagons gris, où s’entassaient aux mêmes heures que moi les travailleurs de la banlieue ouest, m’étaient prétexte à contempler la morosité du monde. Le métro était toujours bondé : je restais debout. L’œil noir, j’observais la grisaille de mes contemporains, leurs mines et leurs vêtements sombres ; je les regardais avec colère. Je leur en voulais de ce monde si moche. Je plantais mes yeux dans les leurs et je ne lâchais pas. Je ne baissais jamais les yeux. Je les défiais. La plupart se détournaient, gênés ou indifférents. D’autres soutenaient mon regard pendant deux, trois, voire quatre stations. Ils perdaient toujours.
de Janie Den Boer
Depuis ma retraite, je donne des cours à la prison, une fois par semaine. Tôt le matin, je prends les transports en commun pour aller à Corbas à vingt kilomètres du centre de Lyon. Avec ce trajet, je garde un peu le contact avec une certaine réalité, celle des banlieues tristes où j’ai enseigné. Je prends d’abord le métro C, sans conducteur. L’absence de présence humaine a d’abord inquiété puis les gens se sont habitués, ne jetant même plus un coup d’oeil à la cabine, d’ailleurs plongée dans le noir. Cette ligne fonctionne toujours, sauf en cas d’ « accident voyageur ». On désigne ainsi indifféremment les désespérés ou les imprudents. Devant la gare de Vénissieux, vaste esplanade vide, le bus ZI 1 (comme Zone industrielle 1) emmène des travailleurs et aussi des familles de détenus chargées de grands sacs à carreaux, vers un no man’s land où ont été exilés depuis le centre ville, la Maison d’Arrêt, les abattoirs et le marché de gros.
Le bus traverse des banlieues sans nom et sans couleur, balcons chargés d’objets hétéroclites, magasins fermés pour toujours, arbres déplumés. Au bord de la route, se serrent les cabanes de poupées de quelques jardins ouvriers.
Au pied du mirador, l’arrêt s’appelle « Maison d’arrêt ». Je range mon journal et je pense au léger réconfort que je sais apporter à mes « élèves » de la prison, rasés de frais, cahier sous le bras, ou à peine sortis d’un sommeil difficile.
Au retour, dans le bus, je croque une pomme, je déplie un journal . Je pousse un soupir, mi-soulagement, mi-tristesse.
de Michelle Garcin
Le luxe ? Une place assise à une fenêtre.
Toujours, les vitres sont sales, brouillées de pluie, de larmes, de graffitis, obturées par la nuit.
Défilent les villas et leurs jardinets, les talus ensauvagés, les voies de triage, les barres. De quoi s’inventer mille vies.
La claque à chaque trajet : contre les rails, il est là.
Toujours un nourrisson au bras, toujours un gamin en avant-garde, les jeunes femmes mendient dans la rame.
Leurs chaussures. Toujours crottées de boue. Qui, parmi nous, vit à ce point dans la boue qu’elle fait partie intégrante de lui ?
Un matin les pelleteuses sont passées. Entassement de tôles, de cartons, vieux matelas, boue, antennes, une banderole « Non au démantèlement du plus ancien bidonville de France ».
Où dorment-ils ?
Les femmes sont toujours dans le train.
Je pense à Calais : la « Jungle ». On a exposé nos bons sauvages à Vincennes ; aujourd’hui, plus de colonies ? Va pour la « Jungle ». « Bidonville », ça donne trop mauvaise conscience ?
Noël. Une bouteille de whisky circule. Ils rient, s’interpellent, se bousculent. Six Cap-verdiens. L’un ou l’autre entonne un cantique, mélange de portugais et de latin, et tous reprennent en chœur. Belles voix profondes, âpres et veloutées. Et encore des rires. Ils descendent au Bourget.
Saudade, saudade…
Combien je voudrais être des leurs, boire au goulot l’alcool, la nostalgie et les rires, frapper le dos d’un compagnon d’exil, retrouver les chants de chez moi.
Le cadeau ? C’est les autres.
Paris Gare de Lyon. Sa grande horloge, son Train bleu, ses longs couloirs, son hall, glacial… Et déjà, une promesse de soleil. Paris-Nîmes : TGV 25678. J’agrippe ma valise, j’avale le quai, je grimpe. « Ce train desservira les gares de Valence-Nîmes-Montpellier » : l’accent chantant du contrôleur crépite dans le micro. Je souris. Bientôt, le ciel gris laisse place à quelques timides rayons de soleil, les immeubles délavés s’effacent… Bercée par les balancements du TGV, je ferme les yeux.
La première fois que j’ai pris ce TGV, j’avais 18 ans, je montais à la capitale. A l’époque (comme dit mon fils, pour signifier qu’il s’agit vraiment de temps immémoriaux), il fallait 5 heures pour rejoindre Paris. Aujourd’hui, trois suffisent. J’ai longtemps parcouru ces kilomètres seule. Puis, on a voyagé à deux. A trois. A quatre. Pour Noël, Février, Pâques, les grandes vacances, les anniversaires, les mariages, les enterrements.
Jamais je n’oublierai ce trajet pour rejoindre l’hôpital où ma mère luttait pour rester en vie. Ce coup de fil, dans l’escalier du TGV, au chirurgien : « Docteur, dites moi, elle peut guérir ? » Son silence. « Combien de temps elle peut vivre ? » Sa réponse. Et ses deux petites années, après, heureuses, malgré tout. Les trajets, désormais plus fréquents. Comme s’il fallait courser le temps qui passe, respirer encore et encore l’odeur de l’enfance, sentir l’odeur de la peau chauffée par le soleil, aspirer à pleins poumons l’air de la garrigue, entendre le chant strident des cigales. Encore et encore.
de Samuel Bouchet
Deux cents mètres de bitume, à droite, du sable tassé, à gauche, des pavillons encerclés de thuyas, à nouveau à droite, rue de la pharmacie, des cerisiers sur lesquels nous prélevions en saison les taxes de l’enfance, tout droit, la grande route, le garde champêtre et puis une venelle non carrossable, des cailloux affutés, la friche autour, enfin, le pont arrivait un pont en béton sur-dimensionné pour une rivière inoffensive, l’Écoutay, en amont il n’était qu’un ruisseau apprivoisé par le ciment, des berges à 40 degrés et une sorte de trottoir, de l’autre côté, le chaos de mini rapides, les teintes vives de l’usine de vêtement suintaient, notre météo, « tiens aujourd’hui c’est du jaune », la mère d’une institutrice avait été retrouvée morte ici, grand mystère pour nous comment pouvait on se noyer dans 40 cm d’eau, l’espace enfin s’ouvrait les arbres s’éloignaient pour laisser place à du sable carrossable lui, et derrière la silhouette blanche de l’école nous avalait.
C’est sur les berges que les premières cigarettes se consumèrent, du blanc du rouge, des cowboys novices, notre premier examen de passage en sixième.
Aujourd’hui trente cinq ans plus tard les pavillons ont fleuri, les cerisiers sont ceinturés de grillages et le sable a revêtu une couche grise d’asphalte, aujourd’hui quel parent irresponsable, fou voir sadique, laisserait par tous temps ses enfants sur plus d’un kilomètre prendre le chemin des écoliers.
De Chambéry à Annecy. Le réveil, la marche, puis le train.
Le bus, ah non tant pis la marche.
Et encore le train, puis la marche.
La voiture parfois.
Une chanson quotidienne d’une montagne à l’autre.
D’ici, maintenant, des années plus tard, elles me semblent loin les montagnes filantes.
Bleues, grises, blanches, envolées, loin…
L’énergie de mon trajet tendait alors vers l’arrivée, l’horaire non trahi, le corps qui respire d’avoir relevé le défi. Pourtant, c’est ce voyage qui me rendait chaque jour le sourire, ramenait mes épaules à la juste altitude et ouvrait mon regard à l’instant. Je m’efforçais de rater le bus final qui m’aurait privé de la liberté du piéton. Il m’aurait conduite trop vite dans le ventre de la journée de travail. Je lui préférais une digestion des kilomètres, le long du lac, de ma liberté et de mon air retrouvés.
Lors d’un trajet quotidien tout peut arriver. La force de la routine invente une forme de liberté prisonnière. Combien de fois aurais-je pu ne pas descendre et me laisser glisser jusqu’à Genève ? Combien de fois ai-je pensé, lorsque je choisissais la voiture, que le monde n’appartenait qu’à moi et que Milan, Turin et Genève s’offraient à mes mains sur le volant ? Combien de fois suis-je arrivée à destination, sans avoir tourné ce volant vers les possibles, encore euphorique de les avoir croisés…
Aujourd’hui encore, il m’arrive parfois d’être frôlée par des possibles. Les mains sur le volant, l’oeil dans le rétroviseur, je souris aux montagnes filantes qui m’attendent.
De Odile Balme
Le samedi matin, elle accompagnait son fils à son cours de tennis de la Cité Universitaire. Sur le trottoir de la rue du Moulin Joly, la question était rituelle : « On prend la 11 à Belleville ou la 2 à Couronnes ? » La 11 entraînait un changement au Châtelet et la 2 à La Chapelle, afin d’attraper le RER B direction Saint Rémy les Chevreuse. Le choix se portait toujours sur la 2 à l’aller – le métro Couronnes était plus près – et la 11 au retour, ce qui permettait une halte au Président, immense restaurant chinois et pilier du métro Belleville dont le rez-de-chaussée avait été transformé en supermarché. Ils y achetaient des gâteaux de soja emballés par quatre que son fils dévorait sur le chemin jusqu’à la maison.
Elle n’avait pas noté de modification de la station Couronnes depuis qu’elle habitait le quartier, cela faisait sept ans ; cette station discrète n’en valait peut-être pas la peine, ne voyant passer que cette ligne 2.
C’était un bonheur pour elle que d’accompagner son fils. Elle avait conscience que bientôt il n’accepterait plus d’escorte. Alors, elle savourait… Elle le regardait à la dérobée dans les vitres craignant les « pourquoi tu m’regardes comme ça ? » de l’adolescent renfrogné qu’il était devenu. Elle tentait d’enregistrer chaque instant. Elle observait la fluidité des gestes et mesurait la détente dans laquelle son fils évoluait. Il ne semblait jamais stressé ou inquiet de la promiscuité. Parfois, il lui tendait un écouteur : « Dis-moi c’que t’en penses ». Parfois il sortait un livre sans l’ouvrir.
Arrivés devant le bâtiment de la Cité U, à la majesté immuable, leur chemin se séparait : son fils prenant la direction des courts de tennis, elle, de la cafeteria. Il n’aimait pas qu’elle le regarde s’entrainer.
Voilà vingt ans que chaque matin je fais le même trajet en voiture, depuis mon domicile dans la banlieue lensoise, jusqu’à mon lieu de travail en métropole lilloise. Et bien sûr, inversement le soir. A raison d’une moyenne quotidienne de deux heures quinze minutes passés sur la route par la faute des encombrements, ça fait 495 heures par an, soit, depuis vingt ans, une durée totale de 412 jours contraint dans sept mètres cube ambulants.
Ce qu’il faut accepter de perdre comme temps pour pouvoir gagner sa vie ! Quand je pense que Phileas Fogg a fait le tour du monde en 80 jours, je me dis que j’aurais pu en faire cinq ! Au lieu de quoi, pour occuper tout ce temps, je fais ce que font, je suppose, la plupart de mes compagnons de patience. Je m’informe en écoutant la radio. Je mets de la musique et je chante (mal). Je téléphone pour prévenir de mon retard : «Eh oui, encore un accident, désolé». Ça me déprime !
Cependant, pour ma plus grande joie, de ce trajet rébarbatif est née une rencontre. Celle de l’imaginaire, avec des personnages qui n’existent que par moi. Et, les yeux pourtant rivés sur le véhicule qui me précède, je me délecte au spectacle touchant de leurs émotions. Parfois, je rejoins la troupe et m’esclaffe ou me morfonds avec les comédiens. J’aime ou me déchire, je pérore ou me tais. C’est mon tour du monde à moi, mon panorama privé, mon cinéma.
Il y a trois ans, je suis passé à l’étape suivante. Je tiens à jour des carnets de voyage. Et j’adore ça !