Il y a 15 jours, Sylvette Labat vous a proposé d’écrire à partir du roman de Laurent Gaudé « Salina, les trois exils » (Actes Sud, 2018). Parmi l’ensemble des textes reçus, nous en avons sélectionné cette semaine 10, dont voici 5 dans ce second post. Merci à tous de votre belle participation !
Thérèse Renaux
Des coups
Les gifles, elle aurait pu les lui pardonner, les vexations, elle aurait pu les oublier, les trahisons, elle aurait pu ne plus y penser, mais jamais elle ne pourrait ni ne plus penser au dernier coup de pied, ni oublier la fin de de ses espoirs, ni pardonner la perte de l’enfant pas encore né mais qu’elle attendait avec tant d’amour.
Des coups de pied, il y en avait eu deux, l’un pour le chat qui s’était écrasé sur le mur d’en face, l’autre pour son ventre où le fœtus avait frémi avant de cesser toute danse.
Alors, non, elle ne l’absoudrait pas. Pas avant de lui avoir rendu la pareille, même si ce n’était pas possible. Aucune vengeance ne serait à la mesure de ce qu’ils avaient subi tous les trois.
Le chat avait perdu un œil, le bébé toute espérance d’être au monde, elle sa raison de vivre parce que l’enfant qu’elle chérissait était mort. Irrémédiable.
Elle attendit que la maison de la presse qu’il tenait soit pleine, prit une profonde inspiration, entra et, devant les clients médusés et sa nouvelle maîtresse affolée, elle raconta posément son histoire sans omettre un seul détail, elle toisa chacun, se délecta de son regard où se lisaient sidération, colère et humiliation, se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit et referma posément, puis elle alla porter plainte.
La vraie quiétude ne s’emparerait pas d’elle immédiatement, rien ne s’effacerait, mais un jour, elle en avait la certitude, elle pourrait reprendre en main son existence et se construire un avenir.
T.R.
Élisabeth Roche
La Femme Kintsugi
Ils étaient les hommes errants, les samouraïs sans maîtres. Des parias. Des ronins. Et Amakusa était le pire, le plus cruel. Il détruisait, brûlait, saccageait, violait.
Yukiko était la fille du menuisier. Ses doigts agiles étaient réputés, sa beauté, enviée, sa douceur, célébrée. Quand il la vit, Amakusa la voulut. Il l’attrappa, la déshonnora et la défigura avec la lame tranchante de son katana.
A la honte de son corps souillé, s’ajouta l’horreur de ce visage supplicié qui disait à tous les tourments subis. Rejetée par sa famille, Yukiko erra des jours et des jours et s’écroula presque sans vie aux abords du petit village de Toketami. C’est Daïki, le potier, qui la trouva inconsciente. C’est lui qui mit les onguents sacrés sur sa blessure, qui lava son corps outragé. En silence. Nul besoin de mots pour comprendre. Daïki vivait seul. Il était celui qui réparait les objets cassés. Il donnait nouvelle vie aux poteries brisées, leur offrant une jointure dorée. Le kintsugi n’efface pas les cicatrices, mais les magnifie. L’objet devient unique et célèbre ainsi les imperfections de la vie.
Un jour, il prit la main de Yukiko et la mena chez le tatoueur. Il commanda un oiseau et des fleurs de cerisier sur la branche qui balafrait tout le visage. Il fit d’elle une femme réparée. Unique.
Daïki partagea tout son savoir de potier. Il lui transmit aussi tout l’amour que son coeur pouvait contenir. Et il fit de ce visage, le plus beau des kintsugi.
E.R.
Sylvie Laforêt
Elle se revoit comme si c’était hier, le départ pour l’hôpital, la canule, l’aspiration, l’affaire de quelques secondes. Elle se revoit, la mort dans l’âme, avant d’y aller, dans la salle de ciné, avec lui, un film ça te changera les idées, il avait dit, La Passion Béatrice, elle s’en souviendra toujours. Il ne voulait pas qu’ils le gardent cet enfant, ils en avaient déjà trois, pour quoi faire un quatrième ? Ils s’étaient fait une vie confortable, ils n’allaient pas tout chambouler pour un bébé. Coup de couteau, ses sentences, lame dans sa chair, enfoncée jusqu’à la garde, couperet qui avait claqué. Elle n’avait pas su résister, sauver la vie. Elle en avait perdu le sommeil et l’envie d’être légère. Il la dégoûtait, elle se dégoûtait. Leur couple s’était brisé à la descente de la table d’opération. Il y avait plus de cinquante années, cinquante années de rage, de résignation, de cœur écorché, de tristesse infinie de ce qui ne serait plus. Elle l’avait quitté.
Et aujourd’hui dans ce lit d’hôpital dans lequel elle n’a plus que quelques heures à vivre, il est là. Elle ne veut plus en entendre parler du bourreau, de celui qui l’a faite sa complice dans le meurtre. Elle ferme les yeux dès qu’elle le reconnaît. Il commence à parler d’une voix enrouée et chevrotante de si vieil homme. Il déroule ses regrets, ses remords, sa sécheresse d’homme mûr, sa peine de vieillard d’avoir choisi la mort et de l’avoir meurtrie. Elle l’écoute, des picotements le long de ses paupières closes.
Céline Quiniou
Le silence
Elle a raccroché.
A suivre, un silence, un vide, béant, long.
Ses mots résonnent encore dans sa tête.
deux ans après.
Deux années à espérer, à attendre, à sursauter à la moindre sonnerie.
Deux ans depuis qu’elle l’a entendu dire : « c’est fini ».
Sa sœur, sa petite, sa complice, sa confidente.
Celle qui l’appelait sa « petite maman ».
Elle a essayé,
plusieurs fois.
Elle finirait bien par décrocher.
Elles s’expliqueraient, elles pleureraient, elles riraient, comme toujours.
Parce que la famille, c’est sacré.
Elle a attendu d’être seule pour crier.
Longuement.
S’est tapée la tête contre les murs.
Déroulé tous les souvenirs.
Essayer de comprendre.
Son visage s’est allongé, modelé par la patience,
Elle qui se croyait capable de tout comprendre,
errait désormais en terre étrangère.
En y repensant, elle lui avait trouvé des défauts :
Enfant gâtée, une petite dernière, capricieuse ;
Une sale gosse, comme on dit.
Ce matin, elle regarde immobile les flocons virevolter.
Rien d’autre n’est possible.
L’hiver sera long.
Elle s’est inventée une histoire pour se consoler.
Une histoire sans fin.
La neige a fondu.
Le temps a agi,
creusé ses sillons.
L’image pâlie a presque disparu.
Un jour, elle séjourne chez sa mère, le téléphone sonne.
Elle décroche, c’est elle.
Entend sa voix hésiter,
puis dire : « allô, c’est toi ? »
Elle l’a reconnue, douce, apaisée
comme si de rien n’était.
Elle se détache,
Ne répond pas
oppose son silence,
comme mot de la fin.
C.Q.
J. Maurisse
En vouloir à la vie jusqu’à vouloir la quitter.
Étouffer ses cris d’enfant dans l’oreiller ou dans sa gorge ne suffit pas à apaiser la colère. Elle s’attise d’elle-même, se nourrit de l’injustice, de la torture la plus barbare, d’autant plus cruelle qu’elle ne peut se dire. Quand on n’a personne à qui s’en prendre, personne à qui l’on peut déléguer ne serait-ce qu’une parcelle de cette douleur qui vous mine (mais ce serait déjà beaucoup), il ne reste que le noir de la solitude pour se terrer, enfouir et oublier ce corps maudit qui n’est pas vous, et l’espoir interdit. Toujours, la souffrance se fait plus aiguë – des lames de verre dans la chair, des serpents dans la tête. Dehors, ce n’est qu’un monde parallèle inhospitalier où il faut affronter le déni de soi.
Et un jour où la voix mue, de la nécessité et de l’urgence surgit la lumière.
Cela commence par un peu de rouge sur les lèvres, un peu de fard, et c’est déjà comme si l’on m’ôtait les fers aux pieds. Puis une robe et des escarpins. Alors, mon reflet dans la glace jusque-là détestée devient un monde réel qui s’anime de couleurs, dans lequel ma solitude se pare d’un air de conquête. La vie devient un champ de bataille à l’air libre où chaque moment, chaque lutte sont une victoire. Une réparation contre l’ironie infâme qui m’a fait naître dans un corps de garçon.
Aujourd’hui, je suis Emma. Fille de la nature, je me suis mise au monde, née de moi-même, de la nécessité d’être la femme trop longtemps travestie en imposture.
J. M.