Cette semaine, en réponse à l’appel à écriture à partir du livre d’Antonio Tabucchi «Pour Isabel» (Gallimard, 2014) à redécouvrir ici, voici le texte de Carwyn TOMAS
A posteriori
Une fois de plus, de retour dans ma ville, j’erre dans la lueur nocturne de ses ruelles pavées, Carole en tête, quand j’aperçois cette silhouette qui me fait signe. La forme spectrale est tapie dans l’ombre du colombage d’une maison. C’est un murmure, je m’approche. Par quel hasard… ? C’est d’elle dont il me parle. Sa voix est grave, profonde comme celle d’une basse. Mais les syllabes sont distinctes, et justes. Seule la lune nous accompagne ; la ville a déserté la nuit. Il me dit ta vie, me dit tes peines, tes amours et tes joies, tes déceptions aussi, le fil de ta vie qui s’est déroulé, comme une pelote, loin de moi. Il me dit que la vie n’est pas ligne droite, qu’on ne peut s’arrêter aux apparences, que le faux d’un jour est le vrai d’un autre. Que ce que l’on prend pour maladresse peut être délicatesse, a posteriori. Que c’est dommage, que je n’aurais pas dû, que j’aurais pu, que j’aurais dû, que ça aurait été beau. Qu’il faut toujours écouter son cœur, jusqu’au bout. Qu’elle m’avait aimé, sûrement. Je le savais alors, pourtant, et l’entendre d’un autre est un déchirement. Il me dit qu’il n’était pas trop tard, qu’il n’est jamais trop tard, que la vie rebondit, toujours, qu’il faut la cueillir, la bénir, la voler… Mon cœur enfle à ces paroles, je croise son regard, c’est une flamme grise, intense. Mais qui est-il ? Comment connait-il tout cela ? (j’étais certain qu’elle n’avait jamais dit quoi que ce soit à qui que ce soit). Je suis son père, dit la voix. Son père ? Bien sûr. Son père. Son père, parti quelques mois avant que ne se déclare ma flamme. Si belle quand elle l’évoquait. L’absence, le manque, magnifiaient son visage. Ô comme à l’époque j’eusse aimé la serrer dans mes bras. Et là, maintenant, dans la nuit. Son père, un fantôme. C’était fou ; et pourtant c’était vrai.
Carwyn TOMAS