Cette semaine, en réponse à l’appel à écriture à partir du livre d’Antonio Tabucchi «Pour Isabel» (Gallimard, 2014) à redécouvrir ici, voici le texte de Lucie.
Je n’avais pas imaginé que ce serait aussi facile. Bien sûr, si j’ai décidé d’accompagner mon amie Claire chez ses amis, la vraie raison, l’unique raison, c’était pour la rencontrer elle, avoir l’occasion de lui parler, même juste un peu. Je ne l’ai jamais vue, mais je l’ai reconnue immédiatement, Suzanne R. la sœur de Grégoire R.
De lui, je sais tant de choses et en ai inventé tant d’autres. Voilà bientôt deux ans que je ne l’ai pas croisé, et plusieurs mois que je m’acharne à respecter une certaine discipline afin de combattre cette obsession malsaine qui a placé au cœur de mes pensées un homme pour qui je n’existe même pas.
C’est à peine si j’ai eu besoin d’évoquer mon précédent métier et ces fréquents déplacements qui m’amenaient à rentrer en contact avec de nombreux mathématiciens, et la voici déjà qui me demande si je le connais.
Et voilà, je mens, je fais semblant ; je feins une confusion dans mes souvenirs alors que chaque moment passé en sa présence, chaque information glanée à son sujet restent dans ma tête d’une précision folle. Je me fais l’impression d’être une voleuse qui pénètre chez les gens par effraction.
Il y a tant de questions que je voudrais lui poser : Où vit-il aujourd’hui ? Est-il seul ? A-t-il des enfants ? Est-ce qu’il a toujours ce geste machinal et un peu gauche pour replacer ses lunettes ?
Elle a ses yeux. Je m’efforce de cacher mon trouble. Elle ne m’apprend rien de vraiment personnel sur lui. C’est sans doute mieux ainsi, car j’en ai fait dans ma tête un être de fiction en lui prêtant des qualités qu’il n’a probablement pas, des habitudes fantasmées.
Et puis, son verre est vide, elle s’en va pour le remplir, retrouve ses amis. Je la regarde partir, et je reste cette amoureuse d’un quasi inconnu qui l’espionne à travers le trou de la serrure.
Lucie