Il y a 15 jours, Emmanuelle Dufaure vous a proposé d’écrire à partir de Dans ce jardin qu’on aimait, de Pascal Quignard (Grasset, 2017). Parmi les très nombreux textes que nous avons reçu, nous en avons sélectionné cette semaine 14, que nous publions en 2 parties. Merci à tous de votre belle participation.
Françoise Sarnel
Quand l’enfance s’est déroulée à la campagne, les jardins sont lieux.
Originel, celui de la première fraise écrasée dans le poing, celui du jardinier auquel il manque un pouce, perdu quand il conduisait des locomotives à vapeur. Monsieur Crapard. Comme un singulier de crapaud. L’enfant est si proche du sol. Il suit du regard le papillon, pince un gendarme entre ses doigts. Caresse la coquille de l’escargot et touche ses yeux pour qu’ils se rétractent. Chuintement lorsqu’il le décolle de la branchette à laquelle il adhérait. Plus tard, effroi quand on l’écrase, bruit sec de sa mort.
Les jardins dont il faut se dépendre sont ceux dont on se souvient sans l’aide des souvenirs des autres. Le jardin du château où travaille la mère. Si vaste à côté de celui entourant le pavillon de banlieue. Le bouddha de pierre moussue après le portail de bois et la maison du gardien. Le lierre qui l’étrangle. Cabanes imaginées au creux d’un bouquet d’arbres. Coassement des grenouilles invisibles. Merles fourrageant dans les feuilles mortes. Au bout du long terrain à l’arrière de la maison familiale, le champ de maïs. Et ces épis dans leur fourreau craquant qu’on imagine poupées avec leur chevelure amère. Le vent qui les agite, vague qui s’échoue sur le sable et reflue.
Et puis dans le jardin du pavillon qui va être vendu, un dernier anniversaire avec la grand-mère qui partira bientôt. Mais dans l’inconscience de ces morts à venir, dans le soleil de l’été finissant et les cris verts des enfants.
On est toujours chassé d’un jardin.
F.S.
Patrick Gilormini
Jardin de granit
De part et d’autre de l’entrée, deux petits massifs d’anémones orange couronnées de primevères accueillent le visiteur. Le chant des merles trouble à peine de silence du lieu. Ils restent invisibles dans les pins animés par une légère brise. Je longe l’allée plantée d’arbres qui me conduit au carrefour où se trouve une fontaine publique en fonte verte. L’eau résonne contre la tôle galvanisée de mon arrosoir.
Sur ma gauche, un homme est penché sur une vasque de terre cuite. Le cliquetis de son sécateur ôte des fleurs confites par le gel. Il balaye quelques aiguilles de pins accumulées dans l’ornière délimitant son carré. Muni d’une éponge jaune, il frotte doucement la dalle de granit qui reste muette. Soudain son visage s’éclaire. Il redouble d’énergie comme s’il attendait une réponse à son geste polissant la roche plutonique. La dalle semble un miroir l’attirant vers la croûte terrestre. Le reflet du quartz, du mica et du feldspath devient presque lumineux. Il prend un peu de recul pour mieux voir, puis se rapproche au plus près des cristaux. Sur certains d’entre eux il entrevoit les lettres d’un alphabet vibratoire. La mémoire, l’oubli et l’histoire comme réduites dans ce qui pourrait être les tessons d’une stèle. Il se redresse, puis lit les noms de ses aïeux gravés en doré. Derrière lui, une femme aux cheveux bouclés joue un air de flute. Son instrument est fait du cèdre rouge odorant dont regorgent les forêts pluviales de la côte pacifique.
P.G.
Adeline Bénéteau
Derrière le portillon
Le tourniquet claque. Je franchis l’enceinte de l’usine.
Les arbustes de l’allée murmurent à mon passage. Ils cachent ce jardin aux yeux de la ville.
Je suis accueillie par un panneau lumineux qui m’indique le nombre de jours sans accident.
Un camion de livraison crisse et chuinte en me laissant traverser.
Je pense à toi. Je vais te voir deux fois aujourd’hui en réunion.
Le majestueux sapin palpite à mon passage. Cet hiver, lorsqu’il a neigé, la beauté de ce géant m’a bouleversée.
Hier tu portais ton pull gris. Je préfère quand tu portes le bleu ou le rouge.
La prairie s’offre à ma vue, prélude au hangar de l’usine. Sa verdeur me souffle la bienvenue.
Tu étais soucieux hier, peu disponible. Ton sourire m’a manqué.
Je traverse l’étendue verdoyante dans ma sérénade mentale.
Je visualise ta main gauche, ornée de son alliance, posée sur ta souris.
Le chant des mésanges domine le proche bourdonnement de l’autoroute.
Es-tu déjà là ?
Les arbres lancent chacun leur note intime à mon passage.
La mélodie du parc berce mes tendres pensées.
Je suis arrivée.
Je passe mon badge sur la pointeuse.
C’est la fin du premier mouvement.
A.B.
Deneb
La fugue de Muguette
Un jardin ouvrier le long du périphérique se déploie à droite d’une allée de gravier. Contre le mur déborde un arbre vigoureux.
Arrive Muguette, échappée de la maison de retraite.
La vieille dame doit s’arracher au fracas des voitures, pousser la porte forgée et endurer son grincement accablé pour gagner un silence qui aussitôt frétille. Le chêne est un asile pour chants d’oiseaux désaccordés : ça babille, ça jacasse, ça cajole, ça zinzibule, ça trisse.
Les cailloux se cognent sous ses pas, le vent fait couiner les tiges des artichauts. L’image des mains calleuses de Jean, l’écho de sa chanson à butter les patates, à cercler les endives, à étourdir les parasites. Ca cogne, ça gratte, ça racle, ça goutte, ça jure.
La langue ancienne de Jean. Celle de la chanson. Le potager, les chants d’oiseaux. Maintenant ça s’embrouille tout à fait. Elle a oublié le monde, Muguette. Elle retient des morceaux de Jean. Elle l’aimait. Elle écoute.
Le pied qui bat la cadence contre la binette, le froissement de l’ail, l’amorti des épinards lancés dans le panier. Dans tout potager, elle entend sa voix.
Elle se plante au bout d’une rangée de carottes où crépitent de petites bêtes …
… qui attirent un oiseau, qui fend l’air trop près de ses oreilles : ça l’assourdit. Quand le jardin se mange, le chant se tait.
Entre un homme, qui appelle une femme dans une langue nouvelle. Un autre chant commence.
Ca caracoule, ça cocarde, ça flûte, ça corbine, ça grisolle, ça titine… ça muguette.
D.
Cécile Quiniou
Deuxième mouvement
La nuit est tombée. J’ai ouvert la baie, éteint les lumières et franchi le seuil de la maison. Les formes échancrées de mon jardin, celles qui laissent danser la lumière le jour ne sont plus que masses sombres. Les arbres fantomatiques s’agitent sans raison. Je frémis.
– Je suis là, n’aie pas peur, avance. Ne crains pas ce que tu ne peux voir, écoute l’obscur, entends ses froissements, ses craquements.
Je reste sur la terrasse, lève les yeux vers le ciel où je sais que tu es. La limpidité de l’espace me soulève. Je me souviens d’il y a longtemps, lorsqu’on s’installait dehors les soirs d’été. Tu mettais de la musique et montait le son. On s’immobilisait, le regard aux étoiles. Tout s’accordait dans la perfection de l’instant. Saisie par l’effet produit par ce spectacle sonore, je glissais dans l’allégresse et touchais le bonheur dans le second mouvement d’une symphonie aujourd’hui repliée.
– Tu te souviens de ces moments d’éternité partagés ou musique et nature s’unissaient dans un même élan ?
Dans la nuit silencieuse, je perçois des crissements, des glissements, des murmures. J’imagine ce qui n’est pas.
– Ce ne sont que les ressortissants de la nuit qui progressent en rampant.
L’air chargé d’humidité exhale des odeurs terreuses. D’autres, plus sucrées effleurent mes narines quand un cri aigu déchire l’instant. Les feuilles mortes secouées dans une poursuite dramatique craquent sèchement. La violence d’une fin diffracte le silence.
– Rien d’autre qu’une chouette qui fond sur sa proie…
C.Q.
ViViane Clément
Chez mon père.
C’est en haut tout en haut de la butte. Le jardin est caché. De la route on ne voit rien mais on entend le bruit sourd de la bêche ou de l’arrosoir qui heurte la paroi du bassin. C’est si bon de respirer cette odeur de mousse et de boue. Je pétris de mes mains cette terre visqueuse.
Bloque Bloque crie mon père.
Vite il faut dévier la rigole pour arroser la rangée suivante. Il souffle un peu. Le manche lisse de la bêche est doux et chaud. Dans le bassin, quelques feuilles pourrissent là depuis le dernier automne. Accrochés à la paroi de petits lézards gris chauffent au soleil . Ils sont si vifs et si changeants qu’en un clin d’œil ils glissent dans un trou du muret. Près du bassin quatre marches de pierres usées grimpent vers le pré. C’est le champ de l’olivier. Ses petites feuilles vertes bruissent doucement . Est-ce le vent ou une grive matinale qui agite ses rameaux ?
J’entends le bruit de la pompe . Le levier baisse et se relève sous la poussée, d’abord à vide et puis petit à petit l’eau gargouille. Elle monte dans le tuyau et tout d’un coup elle sort,fraîche et limpide puis se jette, musicale, dans le bassin. C’est mon père qui pompe inlassablement, je me précipite sous le tuyau, ma bouche frôle le métal, un coup de pompe et une gerbe d’eau arrose mon visage, pénètre ma bouche et mon nez, mouille mes cheveux. Je ris.
V.C.
Mireille Juglaret
Un jardin qui résiste,
L’usine a fermé, les ouvriers ont déserté. Le jardin est resté à nu. Le Vieux a dit je continue. Un vélo passe près de la barrière, la sonnette prévient. Le Vieux lève la main. Il cherche dans la cabane la bêche qui bascule sur le râteau. La grenouille saute dans le bassin en ciment, les feuilles de nénufar frétillent.
La Petite arrive, elle a adopté le Vieux et son jardin ; ça c’est fait comme ça. Le portail s’ouvre, la clochette sursaute.
Ses bottines rouges stoppent, une procession de chenilles entêtées traverse le chemin, direction la salade, l’Unique. Elle se penche sur le bassin, de grosses goûtes de pluie transpercent l’eau agitée.
LE RÉCITANT :
Le Vieux a créé les jardins ouvriers. C’était sa vie, ses temps d’émerveillement.
Les coloquintes bousculent l’espace, les lianes échevelées sifflent dans la brume.
Les Piafs s’impatientent becs ouverts. Les troncs du lilas-double grondent, la Petite frotte ses gants percés, les cailloux blancs dégringolent un à un. Je veux rester là dit le Vieux, mes pieds s’enracineront, je me transformerai en épouvantail, j’étendrai les bras, la mésange se posera dans un souffle, elle s’envolera dans les buissons. La paille réchauffera mon crâne oublieux, mon béret assurera la permanence. J’entends la sirène, c’est l’heure d’aller bosser, les ouvriers tapent des pieds, ils ont la cadence solidaire.
LE RÉCITANT :
Le Vieux cultive ses cuivres, ses cordes, ses timbales ; ils résistent.
M.J.