Séance de rattrapage pour ce joli texte de Marie-Claude SABY qui nous est parvenu en retard! Un texte en réponse à la proposition d’écriture de Martine LEROY-RAMBAUD (se souvenir d’une photo), à partir du livre de Jeanne Benameur « Otages intimes » (Actes Sud, 2015).
La non-photo
Plage déserte ou presque. Sable noir, soleil vêtu de pourpre avant de se jeter dans les eaux sombres de l’océan indien. La photo serait facile, le cliché parfait. Appareil photo collé au visage, tu cherches le meilleur angle, règles le diaphragme pour l’entrée correcte de la lumière. Tu hésites, décolles ton visage de l’appareil pour mieux le voir. Te dire : « il me le faut en gros plan, contre-plongée peut-être ! ». Mais tu n’as pas envie de te contorsionner là, devant lui, figé dans une immobilité méditative.
Silhouette en contre jour, le pêcheur de Kathaluwa silencieux et patient, ne bouge pas. C’est son immobilité qui a arrêté ton geste, anéanti ton intention.
Le port de tête enturbanné, digne, est tourné vers un horizon incertain. A quoi, à qui pense-t-il à ce moment là ? A-t-il une famille, une femme, des enfants à nourrir ? Rêve-t-il d’une autre vie ? Des moyens qu’il n’a pas su se donner pour vivre autre chose ? Ou est-il tout simplement heureux de sa solitude et du calme dont il se nourrit ?
Tu ne vois ni ses yeux ni son visage, seulement la forme d’un corps longiligne, à demi nu accroché en équilibre instable pour sa traditionnelle « pêche sur pilotis ». Il a jeté ses filets. Face à lui, le soleil embrasse la mer de ses lèvres vermillon.
Tu ne vas pas appuyer sur le déclencheur de crainte de faire frissonner la mer.
De cette brève rencontre éternelle, tu veux garder souvenir. Même si tu n’appuies pas, les couleurs garderont la vivacité du présent, tu ne leur donneras pas loisir de se décolorer dans un album qui resterait coincé sur la plus haute étagère d’une vieille armoire. Pas besoin de photo, le souvenir restera là, précis, tatoué en toi. Pas besoin de révélateur de ce court instant. Instant d’immobilité puis de mouvement lorsque l’homme à demi-nu, seulement vêtu de la couleur sombre de sa peau descend de sa perche avec la souplesse d’un chat. De ses bras et en quelques enjambées, il ouvre l’eau, s’avance jusqu’à toi. A ta hauteur, sa bouche en un large sourire édenté te dit des choses que tu ne comprends pas. Son geste te suffit. Tu acceptes le poisson qu’il te tend, le seul qu’il ait pêché ce soir ! Sans doute se souviendra-t-il longtemps de la musique de ton « merci beaucoup ».
Pas de bruit, pas de photo, peu de mots seulement une complicité inespérée. Souvenir suffisamment vif aujourd’hui encore pour esquisser cet instant d’ombre et de lumière.
Marie-Claude SABY, 7 décembre 2015