Vos textes à partir de « Ordesa » de Manuel Vilas (3/3)

Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage de Manuel Vilas intitulé Ordesa (Éditions du Sous-Sol, 2019). Voici les 15 textes sélectionnés ! Nous vous remercions de votre belle participation !

 

Hélène Belbas

Je ne te connais pas

tu es tapie au fond de moi.

Je te sens au creux de mes reins,

dans mes doigts qui filent l’aiguille à broder,

dans mes yeux qui se baissent

prudes malgré moi.

Tu es cette colère sourde

qui bourdonne à mes oreilles,

cet emportement qui se transmet

de génération en génération.

Ton sang d’un autre millénaire coule dans mes veines.

Mes mains ne sont pas gercées

de l’eau froide du lavoir,

elles se crevassent d’elles-mêmes chaque hiver

malgré les gants et les onguents

en témoignage.

Je porte ton prénom qui chante ton pays perdu depuis.

De toi nul objet en héritage, nulle photo.

Aucun détail échappé de l’oubli

aucune singularité soulignée

aucune manie ni expression retenues

aucune bribe d’événement

aucun souvenir irritant ou gênant.

Seule une date :1903

sur ton acte de décès,

et celui de naissance de mon grand-père,

ton fils.

Ton linceul l’a drapé de silence,

ton ombre à peine

derrière ses premiers pas vacillants.

Mais tu es là,

dans la musique de ta langue

je vibre.

J’aime à penser te reconnaître

dans mon goût des choses simples.

J’aime à penser que toi aussi

tu adorais danser

sur la place du village plombée par le soleil.

J’aime à penser que toi aussi

tu savourais les pistaches, les figues et les raisins secs.

J’aime à penser que toi aussi

tu avais l’iris des yeux pailleté de doré,

comme les miens, comme ceux de mon fils.

Je mène l’enquête, réunis les maigres indices :

avec ton autre arrière-petite-fille,

nos points communs,

ton discret héritage ?

 

Evelyne Esquirol

Mamie de la ville

Une photo en noir et blanc, jaunie maintenant. Une grande femme très élégante, chemisier blanc sous un tailleur noir, veste cintrée, jupe à godets et chaussures compensées. Elle  se promène dans la rue de la ville, elle tient par la main une petite  fille, c’est ma sœur.  Ce pourrait être dans les années cinquante, ça correspond avec l’âge de ma sœur. Qui  est cette femme ? La mère de mon père m’a-t-on dit. Alors, c’est ma grand-mère. Je ne l’ai pas connue, jamais vue. Des bribes de son histoire se dévoilent un peu. C’est qu’elle est partie, elle a quitté son mari, ses enfants, la vie rangée de la femme de… C’était il y a longtemps, ça ne se faisait pas de tout quitter pour autre chose. Mais quoi ?

Il se disait à mi-voix qu’elle avait rencontré un autre homme… Un drôle de type, un peu aventurier, un peu mauvais garçon ? Je n’en saurais rien. Quand cette femme est partie, elle a disparu de l’histoire familiale, on n’en a plus jamais parlé. Maintenant que je voudrais savoir, plus personne ne peut en parler. Les gens qui l’ont connue sont morts.

Je ne connais même pas son prénom, quand je demandais qui était la mère de mon père, on disait mamie de la ville…

Pourtant, puisqu’il y a une trace, quelqu’un l’a revue, lui a présenté sa petite fille, a même fait faire une photo, dans la rue et n’en a jamais parlé. Quelle infamie a permis de balayer de mon histoire cette grand-mère ? Alors je l’imagine, mamie de la ville, femme libre et déterminée, faisant fi de la rigueur des règles. J’imagine aussi la douleur qu’elle a ressentie, la douleur de la sentence. Elle n’a plus jamais revu ses enfants, confiés à leur père. Qui donc a maintenu un lien, même ténu avec cette femme ? Ma mère, en solidarité de femme ? Pourquoi n’en a-t-elle jamais parlé vraiment ? Pour éviter la peine ou la colère de mon père ?

Les qui, pourquoi, resteront sans réponse. Je suis construite avec cette absente, ce mystère. Il reste juste une photo.

Jean Bricout

Un Oncle d’Amérique

 

C’est mon Oncle, le frère de ma Mère , qui pose sur une vieille photo en noir et

blanc , portant fièrement son uniforme de la Navale. Les galons d’aspirants étincelants

aux bouts des manches , les bandes colorés sur sa poitrine , il vous fixe pour l’éternité,

bras croisés. Sa fine moustache, tel un duvet d’adolescent, posée au dessus de ses

lèvres esquissant un sourire martial. En bas de la photo, un croiseur de la Navale se

découpe sur la rade de Toulon, élancé comme une flèche qui se mêle à l’harmonie

de la mer et du ciel.

Voilà cet oncle que l’on ne nomme pas à la maison , un silence étrange mêlé

d’envie et de jalousie. Pour toute la famille, il est celui qui a choisi l’aventure pour

fuir la ferme , la campagne et ses ragots. On lui a tout donné à cet ingrat qui est parti

un matin pour ne plus jamais revenir, envoyant  cet photo comme seul souvenir.

Qui es tu mon Oncle d’Amérique, que j’ai découvert par hasard au fond d’une

vieille boite ? Enfant je te voyais Tonton Cristobal , les poches cousues d’or puis

au fil de mes lectures je t’imaginais connaitre les secrets de la Mer Rouge , pieds nus

à bord d’un boutre prés d’une Princesse d’Arabie sauvée d’un Sultan et de son harem.

Plus tard j’étais avec toi , avec le Crabe-Tambour, passant les Rugissants et le Cap-

Horn, le croiseur se balançant sur l’Océan, luttant contre les vagues effrayantes. Fils

d’Ulysse tu étais mon Oncle, ton Odyssée était la mienne.

Mais le mystère est resté, toi l’inconnu que j’ai rêvé. Aujourd’hui dans la Terre

des Morts tu dois voyager , sur la barque du Styx, boucle d’or à l’oreille, souriant

vainqueur, sans peur, tel est le Destin des Hommes et des Marins.

Liliane Vannier

Je l’ai connu. Mais voilà, depuis vingt cinq ans il a disparu de la circulation. Plus de lettres, plus d’appels et plus d’adresse. Je l’ai cherché, en vain. Aucune trace. Il s’est volatilisé !

Comment ce garçon beau comme un dieu, attachant pour mille raisons, qui m’appelait « ma déesse » ou encore « ma fleur des champs », a-t-il pu sortir de ma vie sans prévenir ? Ou bien serait-ce moi, prise dans le flot de la vie ?

Il ne me reste que du courrier dont les enveloppes jaunies reposent au fond d’un carton que je n’ai pas ré ouvert. Pas même une photo. Je me souviens de l’essentiel, sa chevelure aussi brune que ses yeux, sa haute stature digne d’un héro de cinéma, un corps de liane et toutes ces heures passées ensemble à refaire le monde. Le défaire aussi, inlassablement, avec cette fougue propre aux utopistes. Tous nos rendez-vous, nos confidences.

Avec d’autres, j’use de mes nuits pour voler au temps des heures obscures qui  ne le remplacent pas.

J’ai traîné du coté des surfeurs où il allait non seulement tutoyer l’océan avec force gracieuse, mais aussi assouvir ses pulsions amoureuses. Il aimait les garçons, à mon grand désarroi. Je lui ai volé un baiser une fois, sur le quai d’une gare. Un vrai baiser. Il s’était laissé faire, nonchalamment, mais ses mains m’avaient pressée contre son torse et j’avais senti les battements de son cœur.

Est-il heureux ? Vivant ?

Je rêve de le croiser, le reconnaître, cet homme que je trouvais merveilleux.

Il a laissé dans mon ciel une ombre enveloppante.

Maryse Madrel

« J’m’en balance ». Et sa main par-dessus l’épaule joint le geste à la parole.

Qu’est devenue la fillette à la longue tresse jusqu’au creux des reins, à la petite mèche de cheveux qui tombe sur son œil gauche (Une balafre de folie au-dessus de l’œil, écrivait Violette Leduc), à l’insolence de celles qui ne craignent ni Dieu, ni maître ?

1959 : une maison aménagée dans des caves de tuffeau. SA maison.

Des sons, des voix sortent d’un appareil : d’abord sa voix puis la mienne. Ta voix de petite fille rieuse, insouciante, et ma voix plus sombre, voilée, retenue.

− C’est quoi ?

− Un magnétophone !

Nous découvrons ensemble le mystère de nos voix. Trop d’émotion. Je prends ta main et t’entraîne dans une valse et je chante, de plus en plus faux et c’est par terre que nous finissons en éclats de rires.

Du fond de la cour quelqu’un crie de baisser le volume. « J’m’en balance » et tu balances ta main par dessus ton épaule en riant. Je n’ai jamais retrouvé ce geste après ? Tes mots seulement, dans une chanson de Barbara.

Une autre fois, dans votre salon : « écoute »… Sortie d’un électrophone,  une voix d’homme chante une histoire : «  le Poinçonneur des Lilas ».

− Il s’appelle Serge Gainsbourg. Tu le connais ? Je lui jette un regard noir !

« Pauvre petite fille riche »… Nous n’étions pas du même monde. « T’as oublié ? »

Tu relèves ta mèche de cheveux et tu tends la main : « tiens…. ».

Que sont devenues ta mèche de cheveux et ton insolence ?

Quel combat a eu raison de toi ?

2020 : J’ai toujours le disque de Gainsbourg.

Annie Bégot

Vent d’ouest

Au fond d’une pièce sombre, murs en pierre.

Une fenêtre sur le côté gauche livre quelques traits de lumière blanche.

Cela pourrait être l’automne, en fin de matinée.

Elle est assise sur le coin de la cheminée. Je ne vois que la moitié de son corps, l’autre moitié plonge dans l’ombre, comme happée par le mur noirâtre.

Le corps est courbé, habillé de noir. Le regard, détourné de la lumière qui l’aveugle, est clair. Une tête ronde, un front haut, un coup gracile.

Elle est à la fin de sa vie, irradiée d’une énergie mystérieuse, douce et fière.

Je ne sais même pas son prénom.

Après la grande destruction, ils furent logés dans des baraques, une ville provisoire qui dura trente années. Des baraques américaines à toits plats et goudronnés, dont les murs étaient faits d’un carton pressé très épais. Ils y logeaient à six et vivaient dans une grande fraternité. Elle y a grandi avec joie.

Autour d’elle, la ville se réinvente. A la place du chemin qu’elle empruntait pour aller à la plage, une route, des camions. Tout près, le port, avec ses grosses bonbonnes de gaz éventrées, se modifie. Il s’étendra sur la mer. Digues, polders, formes de radoub lui donneront une allure pensée pour le commerce.

A-t-elle connu Gil Saint-Marc au Vauban, chanteur réaliste, sosie de Fred Mella, le soliste des Compagnons de la Chanson ? A-t-elle dansé au Petit Jardin à Recouvrance, le samedi soir, le dimanche après-midi et même le dimanche soir ? Et a-t-elle dansé sur de la terre battue, dans une grange, à Plounéventer, à la lumière d’une lampe électrique ?

Cet hiver-là, elle aurait débarqué sur le port dans une dauphine en fumant des Player’s, tête nue.

Elle aurait vendu sa bague de fiançailles, et aurait pris la mer, sur un coup de tête, portée par un vent d’ouest.

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