Vos textes à partir de « Nos vies » de Marie-Hélène Lafon – 2 –

Ces deux dernières semaines, Alain André vous a proposé d’écrire à partir du roman Nos Vies (Buchet-Chastel, 2017) de Marie-Hélène Lafon,  qu’Aleph-Écriture recevra pour une masterclass consacrée à l’art de la nouvelle le 10 février. Nous avons reçu un très grand nombre de textes et nous vous en remercions !! Devant la grande qualité des textes, nous en avons donc choisi 16, que nous publions en 2 posts séparés. Voici les 8 textes suivants !

 

Christine Courcol

Le téléphone

 

Elle s’appellerait Sophie. Teint pâle, cheveux châtain qui pendouillent, bottines en simili cuir brillant, la quarantaine, elle s’est assise en sens inverse de la marche dans ce compartiment du train qui va de Paris à Toulouse. Depuis qu’elle est entrée elle n’a regardé personne, on est inexistants. Elle s’est mise côté couloir, près de la sortie, comme prête à fuir en cas de nécessité. Elle transpire l’ennui. Elle sort un gros livre de son sac mais ne l’ouvre pas, elle se met des écouteurs aux oreilles et pianote sur son téléphone. Son livre c’est un roman, « L’art de perdre ». C’est vrai qu’elle n’a pas l’air d’une gagneuse. On peut imaginer qu’elle est l’ex-compagne d’un monsieur qui  sur la même banquette parcourt nerveusement des revues automobiles, lui lance des regards en biais et s’appellerait Michel. Même si rien ne trahit leur intimité passée. Son nouvel amant l’attendrait sur le quai de Brive-la-Gaillarde, elle aimerait bien que Michel descende avant que le train n’y arrive. On sent qu’elle a peur. Elle tapote encore sur son téléphone, elle dit peut-être à son nouvel amant de l’attendre à la sortie de la gare, ce sera plus sûr. Elle a rangé le livre dans son sac, elle a toujours son téléphone à la main. A Brive elle se prépare à descendre, Michel crayonne nerveusement sur une revue. Elle dit « Bonne journée » sans regarder personne, quelques passagers répondent mécaniquement «Au revoir ». Brutalement Michel se lève et descend du train.

C.C.

 

Delphine Delauney

Gisèle

 

Elle n’a pas de nom, juste un regard, et une allure fanfaronne de clochard. Pourtant elle sort d’une maison. Une tête de matou s’extirpe de son cou, on cherche la gouttière d’où tombe l’animal. Louche sur ses pieds, elle boite, elle titube, peut-être a-t-elle un pied bot ; je ne parviens pas à le savoir, à détourner les yeux de ce visage. Ni vieux ni gros, les plis l’occupent tout entier. Un lâche élastique amasse sur son crâne une touffe incomplète de cheveux filasse. Un palmier défait habite sur cette tête de Gisèle, on en voit les racines courir auprès de son oreille. De la couleur émerge d’un chandail, un rouge terreux, il oblitère son allure de commère ; mais au milieu, trône ad vitam aeternam cet impossible visage.

J’y croise un regard hirsute ; il me dévisage. La chaussée fond, d’un bond deux iris jaunes m’envahissent la face ; des yeux de hibou sauvage. Il est huit heures du matin, il est 16 h je n’en sais rien. Gisèle est saoule, Gisèle est membre d’une tribu de Papous ; sorcière elle s’est téléportée sur le trottoir. Je perds pied ; trop différente d’une prostituée, son charisme est asexué. On imagine sa mâchoire, les dents carnassières, immaculées et noires. Non ! La lèvre supérieure lui monte sur le nez ; un bec s’est dessiné ! Gisèle a le regard fauconnier. Haut perché sur une montagne d’1m60, tournent, tournent ses yeux jaunes. Mais que chassent-ils ? Le vertige vous avale et vous dévore. Gisèle est un trou noir aux yeux d’or.

D.D.

 

Julie Briand

Un ange passe

 

Il est entré dans le wagon, qui s’est comme illuminé.

Il a pourtant l’allure sombre et banale d’un adolescent parisien, longue silhouette trop vite poussée d’une quinzaine d’années. Mais son visage ramène l’enfance dans un éclat radieux. La  peau est lisse et claire, sans une once de pilosité ou d’acné, le nez droit poursuit gracieusement une arcade sourcilière fine, les pommettes hautes surplombent un menton élégant. Les yeux oscillent entre le bleu et le gris, presque transparents de douceur, la bouche est une petite rose. L’ensemble est encadré par des cheveux châtains aux boucles domptées, peut-être malgré lui. Ses mains sont blanches et effilées, en écho prolongeant la délicatesse de la tête. Son corps doit être nacré de propreté, couvert d’un léger duvet blond, sentir le savon, par endroit le nourrisson, Il pourrait s’appeler Ange, ou Timothée.

Ange, donc, tente tout ce qu’il peut pour paraître négligé et négligeant, pour se fondre parmi ceux de sa génération, mais rien n’y fait, il dégage une politesse involontaire, une innocence pleine de gravité. Silencieux souvent, sa voix doit être calme, légèrement aiguë, dénonçant qu’il s’attarde dans la jeunesse.

Son regard est ailleurs, dépasse toutes les mines renfrognées du compartiment, pour atteindre le pays imaginaire dont il est prince, au milieu des lucioles, ou le nuage sur lequel il a décidé de s’installer.

Mon petit Ange, roule-toi encore un peu dans ta ouate. Tes ailes sont intactes, prends-en soin.

J.B.

 

Agnès Fin

L’homme de Bacalan

Sur les quais rutilants de la Garonne, un homme, corps gros et mou soumis à la gravité. Parka, vieux survêtement gris-bleu, visage sans attente, les joues lasses. Sa peau usée et tombante, de rares cheveux sous une casquette fichée là, indiquent avec certitude à la passante fascinée par cette étrange présence, qu’il a connu le fleuve dans un autre contexte. Assis sur un banc, dos aux bâtiments ravalés, le regard est ancré dans l’eau marron, boueuse comme toujours. L’observatrice sent que contrairement à elle, l’homme est resté ici. Il travaillait dans ces entrepôts maintenant transformés en un lieu de consommation attirant et propret. Son corps pas encore avachi y a déchargé des bateaux. Ici il a construit, vidé, porté, ri, râlé, espéré, turbiné en tous sens. Il a été actif à l’époque des hangars noirs qui cachaient le fleuve aux citadins. Ses chairs affaissées disent que cet homme-là a beaucoup mangé, bu. Avides, elles ont tout gardé. Elles se sont pris de plein fouet le licenciement. Incrédules et impuissants, ces yeux ont vu la ville blanchir, ces oreilles ont entendu l’émerveillement général à la renaissance urbaine. Les mains ont continué de soulever des verres pendant que le ventre désespéré se laissait aller sur les cuisses. Les joues fatalistes ont abandonné.

Son immobilité étonne. Pourquoi aller ailleurs ? L’endroit lui appartient. Sa présence anachronique accroche puis éclaire : elle évoque une époque où la ville cachait ses quais de labeur. Il est la mémoire de ce décor de fiction tant applaudi.

A.F.

Marie-Isabelle Piel

Camille

La jeune femme possède une chevelure brune et abondante, un teint mat et des lèvres généreuses. Pour autant on ne peut pas dire qu’elle soit jolie. Ses petites lunettes rondes passent inaperçues tant l’audace jaillit de son regard. Ce sont les yeux qui rient dans ce visage.

Quand on passe devant son étal, on entend comme un doux murmure mélodieux. Alors on reste aux abords du marché, l’air de rien, et on écoute. Tous entendent alors la même chose sans doute, en fermant les yeux: un chant envoûtant, digne de Carmen de Bizet.

Malgré le gros pull que lui impose l’automne, on l’imagine en robe bain de soleil rouge. Un rouge vif, flamboyant. Et une fleur du même rouge, saisie dans un de ses vases et plantée dans ses boucles brunes. Les roses, iris et autres coquelicots qui l’entourent abandonnent avec sensualité leurs pétales au vent.

Son tablier lui donne un air trop sage, tout comme son prénom, Camille je crois. Elle constitue chaque bouquet, avec une concentration inouïe, cherchant pour chacune la bonne place, comme un compositeur cherche pour sa note la bonne ligne sur la portée, avant de s’assurer que la mélodie est harmonieuse en faisant courir ses doigts sur le clavier. Elle observe l’effet que provoque la nouvelle venue, en éloignant d’elle le bouquet, sa tête inclinée, irrésistible, tout à son jeu.

On paie, on prend ses fleurs et on reste là, bête, après avoir dit au revoir, comme si on prenait racine. On essaie d’échapper à ce regard, à cette voix, mais on y revient…

P-I. P.

 

Deneb

Postiche ?

 Elle se terre sous des cheveux courts, une coupe blonde et stationnaire, insensible aux saillies de la conversation. Le pull rose impeccable recouvre un corps qui ne gesticule ni ne palpite. On ne surprend pas ses yeux, éclipsés par la réverbération des lunettes, et les mains aux ongles nacrés volètent devant le visage en une trop exacte ponctuation de ses propos. Une sage chaînette encercle le cou poli, incruste un pendentif en haut du buste. Quelque chose ne colle pas. Les mimiques arrivent avec un très subtil décalage. Elle compose.

On aimerait la voir renverser son verre, se mettre à hennir, on aimerait des salissures et des disgrâces. On aimerait pouvoir la haïr pour un détail, une inconvenance, condamner la lave sous le plastique. On l’aimerait vivante. On la constate potiche.

Le rire surgit et aussitôt s’étrangle, arrêté par une glotte implacable. Une glotte poissée par un jus amer et persistant qui remonterait sans pitié à la bouche.  D’ailleurs elle se passe la langue sur les dents, et si le geste est discret on y lit l’habitude du reflux. En face, l’amie s’avive en vain. La voix ne chevauche pas et ne s’étonne de rien.

Le regard traque la part d’ombre, le regard flaire, le regard trouve. S’accroche à la main crispée sur le pendentif, la main le décolle de la peau, l’asticote, l’amadoue. Une carte, petit bout de quelque part, petit morceau en trop dont elle ne sait que faire. Loin, très loin au fond, la question prend son temps, et grossit comme un cancer.

D.

Bénédicte de Soos

La mariée de la ligne 12

 

Je l’ai vue à cause du blanc. Sa robe, ses cuissardes en vinyle, sa capeline qui dissimulait son visage, son sac à franges, tout était blanc, immaculé. Elle était assise sous l’abribus de la ligne 12, près de l’entrée du Parc. Les mains posées sur les genoux, elle attendait. Sa tenue me fascinait. Je savais quel bruit feraient ses cuissardes en vinyle quand elle croiserait les jambes, un scrouitch comme celui du ciré rouge de mon enfance. Je devinais la douceur qu’elle sentirait quand elle glisserait ses doigts entre les franges de son sac. Je pensais, c’est une fan des années 60, une figurante pour un film ou peut-être une mariée, celles qui arrivent dans de grosses limousines. Leurs futurs maris les aident pour la robe, le voile, le bouquet… Ils se font photographier devant les fausses ruines du Parc. Celle-là avait dû fuir au dernier moment, préférer l’amour libre, rester peace and love. Ou peut-être était-elle un peu folle ? Un rayon de soleil fit briller ses cuissardes. Elle releva la tête et je compris. Elle avait plus de soixante ans, trop de rouge, trop de blush, trop de noir sur les yeux, trop de gouaille dans le regard, une tête à s’appeler Mimi ou Stella. Je l’ai su plus tard, elle s’appelait Nadine, elle attendait le client pour rester propre et ne pas dormir sous les ponts. Tous les chauffeurs de la ligne 12 la connaissaient. Maintenant, quand je ne la vois pas assise à l’arrêt, je me dis qu’elle a trouvé quelqu’un pour payer sa chambre une journée de plus.

B.d.S

 

Christelle Destombes

Marie

Elle pourrait s’appeler Marie. Quelques mèches d’une blondeur pâle s’échappent d’un turban madras, qui peine à masquer son crâne très étiré. C’est une Modigliani, elle en a le cou très allongé. Marie ne dissimule pas sa minceur, ses bras étiques retiennent avec difficulté les manches d’un t-shirt flou, qui dévoilent une épaule creusée d’ombres. Ses doigts volettent autour de son cou, courent le long d’une mince chaîne avec une perle noire. Elle est juchée sur un tabouret trop haut, d’où elle pourrait tomber, en équilibre sur une fesse.

Elle ne veut pas peser, mais sa fragilité attire. Elle pioche avec lenteur quelques miettes de croissant dans une assiette grasse. On aimerait qu’elle mange à pleines dents, qu’elle se remplisse un peu, mais elle picore, entrouvre des lèvres exsangues, comme un oiseau assoiffé. Ses longues jambes sont cachées sous un jupon en dentelles, ses pieds très fins laissent bailler les ballerines. Tout son corps est tendu dans cette longue minceur, il cherche à se délier de la parabole de la danse. On n’imagine que de la peine, de la répétition, des efforts insensés, des jetés, des pliés, des cabrioles tristes. Le répit qu’elle s’offre dans ce café est un moment interdit, une glissade hors cadre, un échappé loin de la salle, de la sueur tout juste acide des corps évanescents. On aimerait la porter, lui raccrocher son ombre, lui coudre quelques muscles gorgés de vie, pour voir palpiter dans ses yeux délavés une étincelle de plaisir.

C.D.

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