Voici le texte de Stéphanie Manzano en réponse à la proposition d’écriture d’Alain André, à partir du livre de Patrick Modiano « L’herbe des nuits » (Gallimard, 2012).
Rencontre
C’est fou comme la réalité peut être éloignée du rêve, le dépasser dirait un romancier.
Mille fois, pas moins, j’avais rêvé de revoir cet homme que j’avais perdu au détour d’un labyrinthe d’incompréhensions réciproques. Un embryon d’histoire d’amour, sitôt conçue, sitôt avortée. Et par suite, pire qu’un deuil, une longue errance entre espoir au moindre signe inconsistant et lamentations existentielles à tous les autres signes. Qui a perdu l’amour, le vrai, le seul, l’unique, est bien plus malheureux que qui ne l’a jamais connu. Rêver de le revoir, c’était rêver de le récupérer. Cette rencontre, je la voyais, irrésistibles retrouvailles, sans un mot, juste un souffle, et les battements de nos cœurs enfin réconciliés, enfin rendus à l’évidence et l’un à l’autre. A cette époque, je comprenais ce que voulait dire Johnny lorsqu’il gueulait que je t’aime sans fin et sans imagination pendant toute sa chanson.
Et puis un jour, mon rêve s’est réalisé. Ou plutôt, ce sont les conditions de mon rêve qui se réalisaient. Il était là. Au milieu d’une soirée ennuyante, bondée et bruyante. Il était là. Lui. Pincez-moi, frottez-moi les yeux, non pas si fort, attendez, laissez-moi, non rien, c’est rien je vous dis. C’est juste qu’une brume m’enveloppe, je suis soudain l’autre moi, celle qui est seule avec sa pente vertigineuse, son sillon creusé profond de la tête au ventre. Ne pas réfléchir, se forcer à ne pas réfléchir, avancer. Je dois être jolie surtout, pas de rimmel coulant, pas d’air emprunté, pas de sourire figé. Juste moi. Parce que c’était lui et parce que c’était moi. D’abord, direction les toilettes pour s’assurer que tout va à peu près bien, pas de salade coincée entre les dents ou autre genre de tue l’amour à coup de hache. Et puis un petit tour par le bar pour reprendre un peu de courage, après tout ce temps, pas le moment de flancher, de foirer, de remettre à la prochaine fois. Et pour finir, une légère discrète petite prière intérieure, car dans ces moments difficiles où seule une intervention divine peut faire front à mon inexorable et pauvre condition humaine, il faut croire que oui je crois. Je tremble un peu, mais j’y crois tellement. Je m’avance, ballotée par la foule. Je joue ma vie, mon avenir, ou alors ma mort.
Ça y est, je suis plantée devant mon homme, lui ne me voit pas, il a le nez levé vers l’horizon lointain de l’autre bout de la salle. Il est beau bien évidement, il a une allure à tomber, il dégage un truc de dingue, il est un aimant géant, le pôle mâle qui s’imbrique parfaitement à mon pôle femelle. Mais il a quand-même un air un peu préoccupé, il ne lâche pas son horizon.
Pas le choix, je monte sur la pointe des pieds, et j’hésite : dois-je le chatouiller un peu quelque part du bout des doigts ou dois-je hurler, musique oblige, quelque chose du genre salut ? Je hurle un peu et je chatouille en même temps. Jamais su trancher dans la vie. Oh salut, il me dit un brin étonné, je chavire, je flotte, on ne m’a jamais rien dit d’aussi beau, d’aussi convaincant. Puis il sourit, de toutes ses blanches et désirables dents. Je souris aussi, très large, je sais que ça ne me va pas très bien, mais je ne peux pas m’en empêcher, le bonheur me submerge. Ça va, qu’est-ce que tu fais là ? Ben je, euh, rien, et toi, ça va ? Ouais qu’il fait à grand renfort de hochements de tête que je prends sans détour pour une approbation muette à la providence. Et moi aussi je l’aime la providence, je le savais qu’elle ne nous laisserait pas tomber. Il continue de hocher la tête, musique en rythme. C’est un moment un peu gênant. Je ne peux pas le quitter des yeux, lui regarde un peu son horizon. Je déteste les conventions, les attentes, le pot autour duquel on tourne ensemble, surtout quand je ne sais plus quoi dire. Et là, je n’ai vraiment rien à dire, pas de texte, ni de sous-texte, non, rien, aucune trace de mots dans mes répétitions mentales de la scène visionnée mille fois pas moins. Moi, ce qu’il me faut, c’est un regard qui dit tout et qui me donnerait l’allant pour me jeter sur lui, agripper son cou avec mes bras, agripper sa taille avec mes jambes, lui coller mes sentiments sur la peau avec toute leur exubérance, toute leur impatience, toute leur démesure. Mais il sourit encore, cette fois du côté de son horizon qui s’est rapproché jusqu’à le toucher. Il passe sa main derrière son dos et entoure sa taille d’un bras de propriétaire. Ouch, je ne peux pas basculer par-dessus bord maintenant, j’aurais l’air de quoi ? Je ne sais pas quelle tête je fais, je n’ai plus de tête. Je te présente Aurore, Aurore, Tina une vieille copine. Sourires, hochements de têtes, et mouvement d’horreur : elle passe sa main sur son ventre et son ventre est rond, pointu comme une insulte. C’est un garçon aurait dit ma grand-mère. Non Mamie, c’est une humiliation, nom féminin singulier, et une terrible brûlure, genre indéfini.
Stéphanie Manzano