Il y a 3 semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage de Jeanne Benameur L’exil n’a pas d’ombre (Bruno Doucey, 2019). Nous vous remercions de l’intérêt que vous avez porté à cette proposition puisque nous avons reçu 50 textes ! Nous en avons choisi 17, qui paraissent pour les mettre en valeur, en 3 posts. Merci à tous, et très bonne semaine!
Béatrice Grandchamp
Exil
Manque
Ce vide aux abîmes de mon corps
étrangement pèse, creuse si lourd,
nausée, jusqu’au vertige
Qu’ai-je donc perdu?
Quel objet, quelle odeur, quel paysage
ou est-ce quelqu’un?
Invisible il est là qui veille sur cette femme
Désolé il la suit, délicatement avance une main cherche à offrir sa chaleur sa douceur
elle ne le sait
Par delà un voile léger
je me souviens.
le regard vif, rieur,
d’un enfant joueur
un jardin humide
sombres taillis de fougères bruissantes
clairs massifs de pivoines éclatantes
une brouette lancée à fond
courses essoufflées
dans l’air froid.
Encore il l’accompagne, jamais il ne se lasse il connaît sa douleur il sait sa solitude
Il rappelle son corps désirant, ses élans, le goût de son amour
Plus d’homme dans ma vie,
de père, de compagnon
je m’éprouve amputée
de ces présences fortes, ces touchers rassurants.
Corps emmêlés, réveils poisseux,
mains enlacées, yeux grand ouverts,
Dans un éclat je me souviens.
D’un souffle imperceptible il ravive les sens de la femme, la guide la rassure, il redonne mémoire de ses premiers éveils
Mes yeux soudain se brûlent, quelle est cette lumière?
Qu’ai-je perdu, que vais-je retrouver?
Est-ce mon ange,
est-ce mon âme?
B.G.
Cléa Le Cardeur
Bannie.
Ils m’ont poussée hors de l’Arbre.
Je n’étais plus digne.
J’avais rompu la promesse.
Manqué aux règles du Clan.
Bannie. Bannie. Bannie.
Ils me l’ont répété de leur voix lancinante.
Et leurs mots sont comme des flèches qui poursuivent chacun de mes pas.
J’ai posé ma main sur l’écorce pour imprimer son empreinte au plus profond de ma chair. Pour garder en moi pour toujours, tatouée sur ma peau, la carte de ses reliefs. Penchée une dernière fois sur ses racines fondatrices, j’entends son pouls vibrer de la puissance de la Terre.
Partir est un arrachement.
Ils m’ont poussée hors de l’Arbre.
Je sens s’éteindre la chaleur de la sève nourricière.
Je suis nue sur le chemin. Plus aucun feuillage protecteur ne me berce.
Aussi loin que portent mes regards, je ne vois que la route qui s’étale à l’infini. Le soleil implacable. La poussière et les roches.
Je marche.
Sans me retourner.
Vers un ailleurs. Je marche car il n’y a pas de retour.
Je sais que l’homme est là derrière moi.
Il me suit.
J’entends ses pas.
Je ne sais pas qui il est. C’est la Loi.
L’homme l’observe. Il maintient sa distance, tandis qu’elle avance. Brindille dans la plaine, qui vacille et se relève. Qu’est-ce qui guide encore ses pas, maintenant que l’Arbre n’est plus qu’un souffle lointain?
Il ressent sa peine infinie, sa rage peut-être. Il aimerait la rattraper, lui parler.
Mais il a promis d’être le gardien de la Sentence. Il ne peut que la suivre telle une ombre brûlante jusqu’au bout de l’Exil.
CLH
Hélène Belba
L’étoile du berger
Je m’éloigne
à pas feutrés,
me retire peu à peu.
Se tend la distance,
se défont les liens
qui glissent de mes poignets.
Les éclats de mémoire
me blessent.
Je me tais
pour ne plus me mentir.
J’emporte avec moi
vos visages, rires et sourires
et les savoure
seule
dans le vide de votre absence.
Puits sans fond
dans lequel je tombe
à l’infini.
Je me raccroche
dans ma déshérence
à ces mots imprimés, à ces pages tournées
à mes vigiles de papier
fidèles et rassurants.
Je m’essaye enfin
au jeu de l’écriture
pour tenter de dompter
une infime partie de l’instinct,
cet animal qui m’habite
et crie sa rage.
En creux
le manque
comblé
par des histoires chimériques
au service de la mienne
d’histoire.
Moi, bannie de la tribu familiale
par l’imposture fallacieuse
du méprisable mécréant
mâle dominant.
Le nid n’est plus.
Il est là, derrière moi, léger comme le vent, discret comme l’étoile du berger,
mon guide.
Il joue à cache-cache avec mon ombre
grimpe, en équilibre sur une jambe, sur le sommet de ma tête fantôme dessinée sur le sol.
Il ne sait pas
il ne sait pas quoi faire, ni quoi penser
mais il sait qu’il doit être là.
Ses yeux lui ont avoué m’avoir vue pleurer
il ne veut pas y croire.
Soudain sa main doucement dans la mienne
promenons-nous dans l’émoi
encore une dernière fois
savourons notre lien indéfectible,
mon fils.
H.B.
Nicolas Castano
Sans repos, j’ai
décortiqué, esquissé
j’ai fomenté
au pas du loup,
à en perdre les soirs
à en perdre espoir,
j’ai
rêvé peut-être
pourquoi.
C’est maintenant l’envol
et, derrière, mes frusques de vieille femme,
pas un regard.
Mais.
J’ai oublié je crois,
je ne sais pas,
où se traversent
les rêves.
Cette nuit
les sirènes se sont tues
la mer est tranquille, je glisse
loin
dans le noir.
Par-delà les murs, je peux
aller ;
l’horizon avance
comme je souffle,
je cours enfin
dans le nu des bois.
Les mots peut-être ne servent
encore.
*
Il regarde faire.
Il est tapi derrière la pierre comme une bête sombre, il guette. Longtemps, il reste, il a son habitude. Même il l’oublie, ou se le fait croire, avant de reprendre la marche.
Il soulève les feuilles les
mousses, les branches cassent. Il fourrage son élément, connaît les gestes.
Avec précaution d’abord, puis peu à peu l’effervescence monte, grandit comme un
feu, comme un éclair irradiant. Le corps se retourne. L’oreille tendue. Les
narines ouvertes, grandes. Il scrute de tout son être. Les lignes marquent la
trace. Il reconnaît le passage.
Les palpitations ne mentent pas. Comme dans les autres vies. Elles ont leur
mémoire. Le souvenir de chair, et de sang.
Il sait que les corps sont sur le même chemin.
Continue.
Elle.
Lui.
N.C.
Marie-Anne Lucas
Je ne veux pas
continuer je suis lasse mais
je ne veux surtout
pas y retourner ; là-bas.
Je ne veux plus de la peur de la faim de l’absence de rêve.
Je progresse dans le vide,
suspendue aux décisions des autres
et figée dans ma volonté pure.
J’y arriverai, je franchirai chaque étape jusqu’à
la dernière.
Rien ne compte plus on m’a écrasée, humiliée,
j’ai été meurtrie ; les marques restent
visibles ou non. Gravées. Mes paupières ne connaissent plus le repos.
Mais je suis là, parvenue à la fin.
Presque.
Ou au début d’un nouveau chemin, un sentier vierge
avec peut-être du rêve tout au bout
Et de l’espoir pour y aller.
Des éclats de couleur.
Un sourire, la légèreté, un ailleurs paisible.
Avant il y a la pente, glissante,
La neige ventée à gravir.
Le froid me mord et j’avance à tâtons
Je ne sais pas ce qu’il y a derrière.
Les étoiles éclairent le passage du col, le souffle du vent tourmente le calme sombre. Il descend nez dans l’écharpe et doigts collés à la polaire des gants. Son sac lui lacère les épaules. La voie semble libre mais il reste sur ses gardes. Ne pas se faire repérer d’elle, des autres, ne pas lui faire peur. Il la sait elle aussi aux aguets. Il veut qu’elle y arrive. Il voudrait qu’elle compte sur lui mais elle ignore encore sa présence. La neige est dure, il pose ses pieds engourdis dans les marches qu’il a taillées et regarde plus haut. Il l’aperçoit dans la brèche, furtive dans un éclair de lune. Déterminée, et vêtue de rien.
Il y a ses marches, elle ne glissera pas.
MA. L.
Béatrice Landaburu
Depuis combien de temps ?
Encore combien de temps ?
La route ne dit rien
A personne,
dit un proverbe africain.
Elle n’a rien à me dire
Je ne suis plus personne,
Le temps qu’il reste ?
Quelle importance ?
La destination ?
Y en t’il une ?
Je suis en exil,
de la vie ?
Le soleil éblouissant écrase
jusqu’à mon ombre.
Lourdeur de mon corps, fatigue ,
J’entends le moindre bruissement,
l’infime frémissement et je dis « non ».
Son regard me vivifiait
J’aspire à la nuit, au néant,
loin de tout.
La-haut, les étoiles scintillent, dans un silence dur.
Je suis ce silence minéral, froid comme un diamant éteint.
La frontière que je veux franchir n’est pas celle dessinée par les hommes.
Il s’est arrêté en dessous, à la l’orée de la forêt. Il la regarde avancer, glisser plutôt comme si le vent glacial seul la poussait doucement. Il sent le poids sur ses épaules, la pierre dans son cœur. L’effroi toujours là dans ses yeux, il le devine. Il voudrait arrêter cette déambulation, arrêter cette fuite en avant si lente. Il a su avant elle qu’elle voudrait gravir là, prendre le glacier côté Nord. Sa souffrance est inhumaine, silencieuse. Il guette son trébuchement, son abandon. Seul le chagrin déversé pourra la rendre à la vie. Il espère que ce moment arrivera. Il sera là. Il a pris son sac de cordée. S’il le faut, il la rejoindra au pied du passage si dangereux. Elle ne le sait pas, mais de l’autre côté, il y a une infime chance de vie, de renouveau…
B.L.