Cette semaine nous avons sélectionné cinq textes en réponse à la proposition d’écriture à retrouver ici à partir du roman de Claudie Hunzinger « La langue des oiseaux » (Grasset, 2014). Voici celui de Ingrid Aubry.
Juste avant le tunnel, je retiens ma respiration. Je ferme les yeux. Je couvre mes oreilles de mon casque audio. Sera-t-elle là, au rendez-vous, de l’autre côté ? Le train traverse la mer, la frontière et remonte le temps. A la sortie du tunnel, le chef de train annonce la couleur : une heure de décalage, une heure de gagnée. C’est ce qu’il dit. Je sais que je suis remontée bien loin dans le temps, et je n’ai rien gagné du tout.
Je vais rencontrer une jeune femme qui me ressemble, mais qui n’est plus moi. Je la sens un peu partout dans les rues qui n’ont pas changé et qui sont pourtant différentes. Je sens sa présence mais elle m’échappe. Je comprends qu’elle soit méfiante : je l’ai méprisée, maltraitée, j’ai voulu l’oublier de toutes mes forces. Elle était jeune, belle, dynamique. Aujourd’hui, dans cette mégalopole qui s’agite dans tous les sens, qui s’étale sur des kilomètres, je l’envie. Elle savait y faire, connaissait les chemins de traverse, les raccourcis. Moi, de vingt ans son aînée, je fatigue, je perds patience, je panique. On ne peut plus monter par l’arrière sur le bus 14, le décor de Foyles est moderne et les livres bien rangés sur les étagères, des immeubles entiers ont été rasés à l’entrée de Tottenham Court Road.
J’ai envie qu’elle me prenne par la main et que nous traversions ensemble la Tamise par la passerelle d’Embankment, l’ancienne, celle qui était branlante. Mais nous allons devoir nous séparer à nouveau : le train, le tunnel, la mer, la frontière, le décalage horaire. Chacune dans son monde, chacune dans son temps. La prochaine fois, j’y arriverai, je recollerai mes morceaux.
I.A.