Il y a 15 jours, Sylvette Labat vous a proposé d’écrire à partir de La Succession de Jean-Paul Dubois (L’Olivier, 2016). Voici la proposition d’écriture résumée en quelques mots: « Repensez à une période de bonheur et à un incident, un événement qui a changé le cours des choses ».
Parmi les nombreux textes reçus, voici les 8 textes que nous avons sélectionnés (seconde partie). Merci à tous de votre belle participation !
Crédits photos: merci à browndresswithwhitedots (tumblr.com)
Deneb
Dans les plis du grand S.
Une pente sinueuse, Le Grand S, reliait les immeubles jusqu’au cœur de la résidence. Là, elle offrait ses trésors les plus visibles, bac à sable, cage à poules et tape-culs. Le coin des petits, ombilical, permanent.
Hors le centre, une cartographie foutraque pourvoyait territoires à conquérir et caches à dénicher. Pour eux, nous fabriquions des noms secrets. Puis, quelques croix fixes sur la carte, la terrasse rouge et douce et chaude à se coucher dessus, le sous-bois à se faire peur, les buissons à boules rouges – ne pas les manger.
C’était un îlot à la forme mouvante et pourtant stable. Comme cet ensemble que nous formions et auquel je ne trouve pas de nom. Une vingtaine de gamins par grappes en perpétuelle recomposition. Réunis, séparés, c’était pareil. Il y avait Guillaume B., avec sa morve solide qui ne tombait jamais, les jumeaux du 26K, mon meilleur ami Frédéric dans ses pulls marins, les petits frères et sœurs. Et Corinne K. avec qui je décollais en douce le chewing-gum du bitume. Elle disait sigome, j’entendais cigogne.
Un jour ma mère m’a annoncé : tu vas être contente, nous allons avoir un jardin. A nous tout seuls. Nous déménageons dans une maison individuelle.
In-di-vi-duelle.
Frédéric, qui avait toujours tout fait un peu avant moi, a quitté brutalement la résidence. Son papa avait disparu. L’été suivant, dans le jardin solitaire, j’ai construit une cabane à rêver. J’ai eu des moments de tristesse. Et j’ai oublié les noms secrets. Enfin … je crois.
D.
Raphaël Kohn
Etape
La salle d’attente était décorée d’affiches art déco représentant des longs et moyens courriers anciens, associés à des femmes coiffées de bibis et des hommes en costume croisé. J’attendais de passer la visite médicale annuelle au siège de ma compagnie aérienne et je repensais à tout ce qui me faisait rêver dans ce métier.
J’avais visité la terre entière, comme pilote ou grâce à nos billets d’entreprise. J’aimais la déférence qu’on m’accordait à la vue des galons de ma veste et les échanges avec les passagers, surtout quand ils avaient encore le droit de pénétrer dans le cockpit. Mais plus que tout, j’adorais la sensation profonde de liberté qui m’animait lorsque j’approchais des nuages et que les frontières disparaissaient de la carte grandeur nature qui s’étalait dix-mille pieds sous l’appareil.
On m’appela. Je connaissais par cœur les rituels de cette visite de routine. Le bocal pour les urines. Les tests de réflexes. Le questionnaire psychologique. L’examen de la vue. J’y voyais un peu moins bien depuis quelques mois, rien qui ne gênait ma capacité immédiate à voler, mais enfin les règles de sécurité sont assez strictes. Je décodai sans souci les premières lignes de l’affiche, la même depuis ma première visite. Quand vinrent les plus petits caractères, ma diction se fit plus hésitante, et s’arrêta lorsque les lettres se mirent à danser et à se mélanger devant mes yeux. J’aurais pu m’en remettre à ma mémoire, mais je ne voulus pas tricher. Je savais bien que ce jour arriverait.
R.K.
Marie-Hélène Terrié
Lycéens, nous nous retrouvions tantôt au Sorano, tantôt au Théâtre de la Digue. De Molière à Shakespeare ou de Pirandello à Grimberg, la palette était large.
C’est un de ces soirs, qu’assise au balcon, j’éprouve une impression de proximité extraordinaire avec les comédiens. Ils semblent à portée de bras. Le souvenir précis de leurs deux visages, illuminés de sueur par la lumière des projecteurs, et de leurs yeux bleus souriants de bonheur, reste aujourd’hui encore fortement ancré en moi, autant que la sensation de mes jambes emprisonnées entre les rangées de sièges trop serrées.
Ce soir-là plus que jamais, je perçois l’évidence, que n’offrent ni le cinéma ni la télévision, d’un artiste de chair et de sang incarnant un personnage et qui donne et reçoit dans cet échange immédiat que le théâtre rend palpable.
J’avais seize ans. Ma jeunesse, appliquée et insouciante, achoppait sur des priorités fades : le bac, le concours et la suite… autant d’événements qui rendraient mes parents heureux alors que mon bonheur était là, tout entier contenu dans l’imaginaire des artistes.
Avec sagesse, je franchis les étapes imposées. Et, l’esprit libéré des contraintes terre à terre, c’est dans le questionnement d’un regard que je me retrouve vivante, cessant d’être raisonnable pour habiter mes rêves, aimer et me sentir aimée.
Puis vient ce jour de mars. Un orage de grêle violent. Dans la cuisine, il me dit : métastases osseuses… L’espace d’une seconde, sa place m’apparaît vide à jamais.
MH. T.
Véronique Liégar
Autour du lac
Une bande d’adolescents en balade à bord de barques de bois fouettées de couleurs vives. Le tour du lac s’achève, nous tirons de plus en plus mollement sur les rames. La fin de la journée nous enveloppe d’or liquide dont la chaleur glisse en ondes voluptueuses sur notre peau.
Je tourne la tête et je croise le regard brun d’Odile assise à mes côtés sur le banc de nage de notre canot. Elle m’offre un sourire radieux qui, en une seconde, illumine son visage comme une promesse, un don à notre amitié naissante de filles de treize ans. L’eau paisible du lac frémit d’étincelles. Le ciel pâlit en fine gaze d’or et sur les pins, au bord de l’eau, tremblent des reflets bleutés. Dans l’air du soir, autour de nous, des rires éclatent en gouttes de lumière. Nous sommes au cœur d’une explosion scintillante, d’un pétillement impressionniste. Renoir nous tient au bout de son pinceau.
Et soudain, elle me tombe dessus cette sensation de bonheur absolu et absurde que rien en moi, à ce moment précis, n’a appelée. Elle m’envahit par surprise, me submerge, m’investit, me comble de pure plénitude. Je sais que j’ai rejoint, l’espace d’un éclair, une perfection indépassable dont l’écho résonnera en moi jusqu’au jour de ma mort. Je comprends, à un âge encore tendre, que la prescience de son impossible retour est un élément même de cette perfection.
Un mois plus tard, mes parents m’annoncent que nous quittons les Landes pour nous installer à Paris.
V.L.