Vos textes à partir de « Impossible » de Erri de Luca (1/1)

Il y a un mois, Alain André vous a proposé d’écrire  à partir de « Impossible » d’Erri de Luca. Parmi les 54 textes déposés sur notre plateforme, nous en avons sélectionné 8. Représentatifs des styles et thèmes abordées, ils sont à découvrir dès maintenant ! Merci de votre participation, et à la semaine prochaine pour une nouvelle proposition d’écriture.
Françoise Vergnaud

Surmoi

Le projecteur éclaire une table. Deux hommes sont assis face à face, identiques. Le reste de la pièce est dans l’obscurité. 

Scène 1 :

— Tu dis que tu l’as croisé deux fois ?

— Oui. La première, il y a trente ans et à nouveau il y a quelques jours à peine.

— Tu l’as reconnu, comment peux-tu en être sûr ?

— J’ai ressenti une émotion identique. Même si ce n’était pas la même personne. Ce qui se passait en moi, ce renversement total, je l’ai reconnu.

— Et tu ne l’as pas retenu ?

Il regarde ses mains, ses paumes vides.

— Je n’ai pas su le faire.

— C’est très grave, je ne te l’apprends pas…

— (Accablé) Je ne l’ai même pas tenté.

(Soupir) Reprenons.

— J’ai tout dit.

— Reprenons autant de fois qu’il le faudra.

— Qu’est-ce que ça va changer ?

— Toi peut-être.

Noir 

Scène 2 :

— Raconte-moi ce qui s’est passé.

— Quand ? Il y a trente ans ?

— Ces jours-ci.

— Mes jambes et mes bras ne m’obéissaient plus. J’étais en face d’elle et tout ce qui l’entourait avait disparu.

— Et …

— Elle m’a dit : « nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard »

— Qu’as-tu répondu ?

— Je suis resté muet.

— Pourquoi ?

— La peur, la peur immense que tout rate. La séparation aurait été terrible.

(Griffonnant) Je note : tu refuses l’amour. (Relevant la tête) C’est un délit, tu le sais ? A deux reprises. Ton cas semble désespéré.

(Debout, hors de lui) Mais c’est toi le responsable, toi qui m’observes, me dissèques, m’évalues, me paralyses, me contrôles, m’empêches de vivre.

Il sort de la pièce, les mains sur le crâne, effaré.

Noir.

Evelyne Gaeng

Le trottoir aux piétons !

Vous reconnaissez avoir fait un grand geste de votre bras droit qui a renversé Mr J. ?

Je n’ai renversé personne

Vous étiez bien ce jour-là, à 16H35, sur le trottoir rue de la République, à la hauteur du magasin Fnac ?

Je ne note pas les heures de mes passages ou arrêts dans la rue

Mr J. dit qu’il se dirigeait vers la place de France

S’il se souvient de ce détail, c’est vous qui enregistrez

Mr J. dit qu’il roulait derrière vous, à allure modérée, en trottinette, et que quand il est arrivé à votre hauteur, à votre droite, vous lui avez donné un grand coup de coude qui l’a renversé

En trottinette, c’est le code de la route qui s’applique, on double à gauche

Vous reconnaissez lui avoir donné un grand coup de coude ?

Non, je précise qu’en qualité de piéton, je regarde devant moi et pas derrière

Qu’est-ce que vous utilisez comme moyen de transport ?

Je ne vois pas où vous voulez en venir

J’essaie de comprendre vos motivations

Cessez vos digressions je vous prie, j’aimerais sortir d’ici au plus vite

Mr J. est hospitalisé, il a une fracture de la hanche

Se retrouver à l’hôpital, en période de Covid, c’est vraiment pas de chance !

Mr J. dit que vous vous êtes retourné, mais pas arrêté

J’ai entendu un cri, j’ai vu un attroupement autour d’une personne à terre, ils étaient suffisamment nombreux, j’étais pressé, j’allais à un rendez-vous

N’empêche qu’on vous a rattrapé !

Je vous l’ai déjà dit, en qualité de piéton, je m’attache à respecter les feux

Véronique Cauquil
BB crème

Fait plus jeune que son âge… ça vous dit quelque chose?

Les yeux sur le dossier il lui laisse le temps de répondre, un dossier épais, des photos dépassent, elle ne peut pas nier, même à son mariage, c’est peut-être la robe, qui la choisit d’ailleurs ? Pas elle, cette meringue autour de la taille, on dirait la poupée de collection dans la vitrine du buffet de sa mère, tout l’accuse, elle ne fait pas son âge.

Vous savez dire pourquoi? cette fois son regard ne la lâche pas.

Déjà on disait à sa mère vous ne faites pas votre âge, à cinquante ans juvénile, son oncle aussi juvénile, la cuisine peut être? Il la regarde interrogateur.

Elle explique, le régime crétois, du soleil sous la peau lisse et rebondie des légumes ou une sorte de code génétique?

Un code secret vous voulez dire?

Non plutôt une histoire de famille… il plisse les yeux « La Familia » je vois…

Mais je ne comprends pas pourquoi je suis là.

Il l’interrompt, mai 2010 vous voyez un gynécologue, vous vous souvenez?

Diagnostic: ménopause, ostéoporose, couperose, alors?

Alors je suis rentrée dans la variété des roses anciennes, elle rit, des vieilleries sur l’étagère, pas touche c’est sale! des femmes ménopausées pas touche c’est vieux!

Mais quoi c’est grave?

Vieillir est un délit!

Je ne savais pas.

Nul n’est censé ignorer la loi!

Quoi faire?

Au moins une BB crème mais bon c’est quand même trop tard.

Il n’y aura pas d’allègement de peine.

Candice Ruillier

Le carré manquant

– C’est pourtant simple Adrien, avez-vous ou n’avez-vous pas mangé le dernier carré de chocolat ?

– Oui, mère.

– Oui vous ne l’avez pas mangé́ ou oui vous l’avez mangé́ ? Adrien, parlez clairement.

– C’est cela mère. C’est ce que vous dites.

– Mais puisque justement je ne dis rien, je vous demande au contraire, à vous, de me dire.

– Bien, c’est comme vous préférez dans ce cas.

– Adrien, pour la dernière fois, il restait ce matin dans cette boite de chocolat un carré. Il n’y est plus et ce n’est pas moi qui l’ai pris.

– Si vous le dites, mère, je vous crois.

– Mais c’est moi qui n’en crois pas mes oreilles. Vous me faites tourner en bourrique. Allez- vous mettre en pyjama, on rediscutera au retour de votre père.

Je me retourne et, de dos, passe une dernière fois ma langue au coin encore un peu sucré de ma bouche.