Il y a trois semaines, Alain André vous a proposé d’écrire à partir d’un ouvrage de la rentrée littéraire : celui d’Olivier Rolin, Extérieur monde (Gallimard, 2019). Parmi tous les textes reçus, nous en avons sélectionné 11, que nous publions en deux posts. Merci à tous de votre belle participation !
Aldo Siddi
Bastia
Les terrasses des cafés alanguies sous une allée de platanes, un bateau posé dans le port comme une tour flottante, sur la ligne d’horizon un chapelet d’iles, îles tyrrhéniennes de Capraia à Monte Christo, la douceur minérale des venelles tortueuses, la mosaïque des toits de lauzes brillantes sous la pluie et mates sous le soleil, l’alternance continue des brises marines et du souffle des crêtes, les placettes enchâssées comme des écrins, des pentes vertigineuses vers le vieux port, des quais accueillants mais toujours sur le qui vive, des parfums d’agrumes aux couleurs mandarine, des escaliers pavés remontant le cours du temps, des arcades suspendues reliant des villes dans la ville, des couloirs offerts aux vents venus des quatre point cardinaux, des rires et des chants mêlés dans une polyphonie baroque.
Je l’ai vu revenir du bout de la jetée, d’un pas majestueux et surnaturel, heureux dans sa barbe, chaque ride du visage comme un témoignage de chacun de ses voyages, au gré des flots ou immobile, écoutant le propos des vagues et les divagations des marins, suivant dans sa tête la carte des courants entre le Pirée et Gibraltar, pénétrant les falaises de calcaire et contournant les caps de granit, démêlant l’appel du large et le chant des sirènes, le goût de l’aventure et l’amertume de l’exil, témoin intemporel des batailles et des sacrifices, dans le sillage de ses héros, dont la démesure rend les demi-dieux intouchables, regard tutélaire, salut oh vieil Homère !
A.S.
Gilles Brunn
Metz, capitale de mes insouciances, arborait sa teutonne arrogance architecturale avec toujours autant d’humilité. C’était bien là, la vérité de son âme de ville ouvrière même s’il y avait du neuf, du nouveau, de l’ambition, de la gentrification…
Quarante ans de séparation et ce retour au pays faisait de chacun de mes pas une singulière jubilation, chaque regard posé titillait la mémoire. J’arpentais les trottoirs à remonter le temps, la nostalgie en bandoulière. Je retrouvai ma ville, ma vie… ma jeunesse.
Il y avait bien sûr des fantômes, parents, amis, voisins qui j’ose le croire, scintillent là-haut dans la grisaille de l’Est ; autant d’existences gravées dans le marbre de la mélancolie éternelle.
Le bar du Luxembourg, notre Q.G de l’époque n’était plus… non plus.
La gare des bus, elle, toute emplie de nos premiers baisers aux maladresses humides s’était rangée aujourd’hui à la lucrative besogne du stationnement. Elle est donc restée un lieu de transit, c’est là l’ironie de son urbain destin. Le kiosque du vendeur de saucisses était à la même place tel un phare dans toute traversée citadine. On venait y croquer la vie et s’enivrer à la bibine locale. La première ville verte offrait tant d’odeurs ; au kiosque, elle était celle de la gourmande simplicité et de l’enflammé débat d’idées après une toile. C’est en fait, au détour de la rue Taisson qu’un visage m’avait semblé familier, un visage de femme, d’une femme. Était-ce elle ou la trompeuse illusion de l’espoir ?
G.B.
Marie-Anne Lucas
Trafic frénétique et klaxons en bande sonore. Soleil déclinant. Au milieu de la route, des odeurs de fritures et de mangues écrasées, un vendeur de chaises en plastique rose. Les micros pétaradantes brinquebalent sur les ornières et les passagers relâchés çà et là plongent dans la moiteur des rues. Appeler Felicita. Mon premier contact dans le tourbillon mégalopole, elle m’attend sous le pont routier. C’est une petite femme discrète et énergique, peau brune et cheveux denses en queue de cheval. Un grand sourire qui brille. Elle habite le barrio, me dit qu’à cette heure on s’y rend en taxi, plus sûr. Le dédale de routes s’achève au pied d’un escalier immense ; il gravit les collines ocres qui enserrent la ville.
Caracas. Son barrio coloré, intense, vétuste, étalé en surplomb des gratte-ciels. Imbroglio de baraques à perte de vue. Des marches écaillées, des cahutes mi-béton mi-tôle, écrans en-dedans crachant des telenovelas passées de mode. Felicita me présente la famille, plusieurs chez-soi dans une même rue. Lits émergeant dans le fouillis de pièces exiguës, électricité-eau potable, guère plus ; un inconfort convivial. Felicita est tenace. Fatiguée par le travail, les trajets, ces escaliers si longs… mais son sourire réconfortant ne désarme pas.
«¿ Te gustan las arepas, Mariana ? ». Ici la galette grassouillette jaune paille se décline matin midi et soir, s’amuse-t-elle.
« Raconte-moi comment c’est chez toi. Et… tes parents, ils ne sont pas inquiets ? ».
M.L.
Anne-Sylvie Delaunay
Hoi An
Hoi An, centre Vietnam, traversée par la rivière Thu Bon, ancienne cité portuaire de la Mer de Chine, escale de la route maritime de la Soie. Il avait suffi que la rivière ensable le port pour que la ville s’endorme sur ses richesses.
Carrefour de cultures, influences japonaises et chinoises en harmonie avec les traditions cham. Sampans chargés de fruits et d’épices parfumées. Maisons coloniales françaises, ornées de bougainvillées éclatantes. De la couleur, partout, les fleurs, les vêtements, les façades. Et les milliers de lanternes de soie, charmantes le jour, sublimes la nuit.
Pour échapper aux touristes, il fallait se lever tôt. Humer la ville au réveil. Prendre son pouls du matin, quand les vietnamiens filaient à deux roues par ses rues engourdies. Quand le vieux pont-pagode s’offrait à la prière des fidèles, avant d’être la proie des objectifs.
C’est sous le soleil matinal que je l’ai rencontrée. Je flânais dans la vieille ville, au hasard du spectacle de la vie quotidienne. Dans une ruelle, une petite fille, tenue d’écolière et sandales poussiéreuses. Elle jouait assise sur un pas de porte. Brusquement la fillette tourna vers moi le sérieux de son visage bruni, encadré par le jais des cheveux. Elle planta son regard dans le mien. Un mélange de sombre velouté et de gravité profonde. Intense. Indestructible. Millénaire. Le temps s’y était suspendu. Rien d’autre, à cet instant et dans cette ville, ne comptait que cette vérité-là.
AS.D
J. Maurisse
Un gouffre. Les ténèbres. La gare Victoria. Londres, 1975. Tout est sombre, austère. Le sol est gras, l’air aussi, avec quelque chose d’insolite, âcre, comme de la poussière, du goudron, des vapeurs de mazout, ça prend un peu à la gorge. Les odeurs, les annonces dans les haut-parleurs, Brighton, Folkestone… la fumée, la cohue, tout se mélange en une vague qui s’enfle et m’étourdit.
Puis, au bout du quai, dans cette glu noire, une femme, un drapeau français à la main, comme convenu. C’est bien la femme de la photo, Betty. Sa robe est un arc-en-ciel. Une provocation… un augure ? C’est rassurant, terrifiant. Je tremble à la vue de cette vieille anglaise immobile. Ma gorge est sèche. Je me sens suspect dans ma veste en tweed achetée pour l’occasion.
Je m’approche, elle me parle. C’est alors que j’entends le brouhaha. Le tumulte est tel que je ne distingue rien, ne comprends rien. Je me raccroche à sa robe verte, bleue et jaune. Il y a du rouge aussi. Son visage semble si fin, si fragile ! L’effet du thé, je suppose. Un visage anglais, aux pommettes hautes. Des boucles blondes s’échappent d’un bonnet de laine.
Elle répète, plus fort. Enfin, je crois. Je n’entends pas, ne comprends pas. La gare Victoria m’a englouti.
Et puis :
– Vous avez eu un bon voyage ?
Un fort accent anglais. Des yeux plissés, bleus, doux, magnifiques.
Je souris en coin. Une odeur humide, chaude et sucrée, de café au lait, de chips au vinaigre… l’odeur de l’Angleterre. Dehors, Londres, mystérieuse, m’appelle.
J. M.