Cette semaine, le texte de Michèle Bauve à partir de l’appel à écriture de Françoise Khoury issue du livre de David Bosc, La claire fontaine (Verdier, 2013).
Terrasse à l’Estaque
Ce qu’Albert Marquet peint par trois fois est une vue de la baie de Marseille, depuis une terrasse à l’Estaque. La version que je préfère est celle qui la représente au soleil levant, ce que révèlent les ombres portées au sol de la balustrade au premier plan, dont le dessin arrondi est ainsi redoublé d’ocre et de parme. Le point de vue du peintre provient sans doute d’une des fenêtres de la bâtisse à deux étages qui domine la mer et le ciel, dont le bleu éclaire les trois quarts du tableau. Les tons verts sombres des arbres du jardin en contrebas séparent ces espaces et en soulignent le contraste.
Le lieu est désert du fait de l’heure matinale mais la luminosité éclatante emplit la surface du tableau. On sent confusément le blanc de la chaleur qui monte peu à peu, le soleil qui déplace les ombres. L’immobilité de la séquence matinale encore préservée des bruits de la vie quotidienne, la table nue au coin de la balustrade. On dort encore à l’intérieur de la demeure. L’implacable écrasement de la lumière au petit matin annonce une journée caniculaire mais la verdeur de la végétation et l’ombre attendue des grands arbres, dont on distingue le relief découpé à droite et à gauche, laissent imaginer un possible refuge de fraîcheur. Au fond du tableau, on distingue les formes noires épurées de six bateaux de guerre derrière la digue en forme de « z ». La violence et la mort sont là derrière l’aplomb lumineux du paysage tout de passivité. 1916 est la date de composition du tableau.
Pourtant, lorsque je le regarde, le tableau n’est jamais synonyme d’horreurs guerrières. J’ai, de tout temps, eu tendance à « ne pas voir » les silhouettes noires des bateaux à l’arrière. Cette vue est d’abord pour moi, sans que je sache si cela correspond à l’intention du peintre, l’évocation d’un lieu particulièrement emblématique de la partie nord de l’agglomération marseillaise. Cette « Terrasse à l’Estaque » est celle du « Château Fallet », où se sont retrouvés écrivains, peintres, musiciens. L’histoire du lieu évoque en effet la présence du violoniste Paganini, accueilli en 1837 par le maître des lieux, amateur éclairé de musique. Devenu en 1845 hôtel-restaurant, le lieu est décrit par Zola dans Naïs Micoulin. Enfin il joue un rôle majeur dans l’histoire et l’évolution de la peinture contemporaine. Les sites tout proches peints par Renoir, Derain, Dufy ont en effet donné naissance, dans le sillage de Cézanne, aux premiers tableaux cubistes de Braque. Il existe même, non loin de là, une habitation peinte par Braque, dénommée la « maison du cubisme » Dufy peint par trois fois la « Balustrade à Château Fallet », « Palmiers et terrasse », en 1908. Le tableau fait naître le souvenir ému de leur présence.
Mais toujours sa vue déclenche en moi une mémoire involontaire. La nostalgie des repas partagés sur la terrasse de la maison parentale. En haut de la colline elle dominait cette même baie. Ce sont alors les images des retrouvailles familiales autour du rouge safrané des paëllas cuisinées par ma mère, le goût acidulé des tartes aux abricots, le bleu de la mer et du ciel, l’ombre verte des pins courbés par le mistral, la voix de mon père et ses galéjades, les cris et les rires. Joies qui résonnent en moi des temps qui ne sont plus.
Tout comme le « Château Fallet », divisé en appartements privés, la maison parentale a été vendue.
Michèle BAUVE