Cette semaine, nous avons reçu beaucoup de réponses à la proposition d’écriture de Solange de Fréminville à partir du roman de Mathias Énard « Boussole » (Actes-Sud, 2015). Voici un des 8 textes sélectionnés: celui de Bernard Richard-Canavaggio.
Insomnie
Allez, dès l’aube, flûte, non, il fait encore noir, il faut que je garde les yeux fermés, non, ne pas penser, voilà, un mouton, deux moutons, oui mais attends, j’irai chercher des fleurs, oui, c’est ça, les lui apporter, tenter de la revoir, l’apercevoir, non, non, arrête, se rendormir, oublier, faire le vide, lâcher prise, lâcher la rampe, l’escalier, celui du marché, le marché où je prendrais des mimosas, elle adore les mimosas que j’achète généralement chez Ibrahim qui ouvre tôt et ferme tard, car comme moi il ne dort pas ou peu, s’occupant des fleurs avec amour et patience et je passerai ensuite prendre des chouquettes, elle adore les chouquettes, je lui en mettais toujours sur son plateau de petit déjeuner, avec des fleurs, le goût sucré et vanillé du chou et l’odeur du sud des mimosas ; leur couleur m’emporte vers elle et je descends le fleuve où la pluie tombe, où l’eau se mêle à l’onde, j’entends le crépitement, un bruit sec, comme une grêle sur un toit de zinc, pourtant là où elle est maintenant, il ne pleut pas, rarement, tout comme la grisaille d’ici qui reste bloquée sur nos têtes, elle, dans la lumière, alors que je demeure dans la nuit, les yeux ouverts, dans le remarquable effacement de sa présence, je ne distingue plus rien qu’un trou dans ma poitrine, comme si elle avait emporté un morceau de chair, prise de guerre, pour se constituer une poupée de sorcière, et exorciser ces années passées à quêter le bonheur que je lui refusais sans savoir, cédant le pas aujourd’hui à ma souffrance, elle va maintenant dans sa nouvelle demeure; pour qui ne la connaît pas, elle enchante les heures, elle enchanta les miennes des années durant et mes nuits passent à respirer le souvenir qui s’estompe comme un parfum dans un ascenseur, à éviter l’oppression et l’angoisse tant les rêves s’affrontent, alors je replonge dans cette ville que j’imagine plantée de commerces colorés, agitée d’une jeunesse frivole qui, dès les premières chaleurs se jette sans vergogne dans la première marre d’eau qui se propose, et puis il y a aussi, sans doute, quelque beau marin, non, ça, c’est trop cliché, on n’est pas dans Pagnol, un simple étudiant fera l’affaire, un redoublant, pour ne pas le prendre trop jeune qui sera venu pour une affaire de vêtement emprunté et rapporté ou un livre de poche d’occasion, l’étudiant n’a pas d’argent, que l’on aimerait prêter et qui restera à boire le thé ou l’anisette, une autre odeur qui m’enivre, tout comme eux qui roulent maintenant sur le canapé ; j’ouvre les yeux et mystère de la nuit qui s’éclaircit, car au bout, je vois un trait jaune qui marque l’horizon et elle apparaît maintenant dans cette aurore, le visage rose d’un soleil naissant, apaisée, car elle a dormi, elle, souriante, mais elle ne me sourit pas, elle sourit à un autre qui lui apporte des mimosas et des chouquettes, Ibrahim!
Bernard Richard-Canavaggio