Vos textes, à partir de « 14 juillet » d’Eric Vuillard

Sylvie Néron-Bancel vous a proposé lors de la dernière quinzaine d’écrire à partir du récit d’Eric Vuillard, 14 juillet (Editions Acte Sud, 2016). Voici les 5 textes que nous avons sélectionnés parmi vos nombreux envois ! Encore merci de participer si nombreux à notre atelier ouvert sur internet !

 

Carine Rico

 

Au balcon

Il faut imaginer un bruit. D’abord ténu, modeste, qui me mordille l’oreille puis qui grandit. Bientôt, il bourdonne, vibrionne, m’attire au balcon.

J’ai posé sans regret mon roman sur l’accoudoir râpé du fauteuil.

Des voix indistinctes, un long débit humain roule en bas, dans ma rue.

Pourquoi défilent-ils aujourd’hui ? C’est courant ces temps-ci, une fois par semaine au moins, si c’est pas deux. Ça fait une attraction. Au bout, il y a la préfecture. Il en entend en ce moment le préfet !

Des hommes, des femmes, avancent, chantent, scandent des slogans dont je n’arrive pas à comprendre le sens.

Il faut imaginer une crue soudaine, le lit de la rue déborde, le désert s’emplit de voix, l’humanité oublie de rouler ses mécaniques.

Je plisse un peu les yeux de manière à percevoir la couleur dominante.

En voilà un que je reconnais. C’est Amine, l’épicier. Étonnant de le voir là, lui qui répugne à se mêler à la moindre conversation. Pourtant il s’intègre à la scène. Comment a-t-il réussi à maîtriser sa timidité ?

Et puis je vois la coiffeuse, Mado. Elle, elle parle comme on gratte un prurit. A ses côtés, marche Lalalita qui donne les cours de danse espagnole dans la vieille salle de l’annexe mairie.

J’aperçois un visage pâle, lisse, c’est mon nouveau voisin de palier, tiré à quatre épingles, comme son chignon de samouraï.

Je n’en finis pas de reconnaître des visages et des corps familiers, connus, anonymes, ignorés.

Il faut imaginer, c’est tout le quartier qui défile, un inimaginable amalgame.

Pourtant je n’imagine rien, ils sont là.

Je jette un châle sur mes épaules, et pour la première fois, je descends dans la rue pour me mêler à la foule.

C.R.

 

Françoise Durif

Il faut imaginer la grande salle, les guirlandes de lumières éclaboussant bleu blanc rouge les platanes de la cour, l’orchestre sur l’estrade où gesticulent Jo l’accordéoniste, Philippe à la basse et Hervé au micro. Ils animent les bals du samedi au Bar de la Place où travaille Brigitte. Le martèlement des dizaines de pieds frappant, tapant, frottant sur le vieux plancher, la poussière levée par les danseurs, la fumée des cigarettes, les mains claquées les unes contre les autres au rythme de la musique, les cris et les rires, donnent l’impression qu’un séisme joyeux est venu réveiller le village. Il faut imaginer l’ambiance qui n’est que mouvements et couleurs rythmés par les farandoles. La jupe virevoltante de Virginie, si svelte et jolie qu’elle est de toutes les danses, et voici Victoire qu’on aperçoit au bras de Frédéric pour une suite de rocks – ces deux-là ne se quittent pas ce soir – le soyeux d’un corsage souligne les formes très féminines de Barbara, et cette chevelure rousse dénouée ne peut être que celle de Michèle, et là, c’est la natte très blonde et très longue de Sylvie qui essaie de faire danser Patrick, le jeune charpentier, à l’air tout emprunté. Et là-bas, contre le mur, voici les timides, comme Josépha, l’apprentie-caissière à la boulangerie du bourg, qui cache son visage derrière ses cheveux noirs et raides tandis que Stéphanie, la plus jeune sœur de Virginie, s’étouffe de rire aux blagues intarissables de Vincent. Mathilde, quant à elle, a toujours l’air triste, surtout quand elle est en blouse blanche au comptoir de la pharmacie sur la place, elle vient de se retourner sur Jérémy et Michel qui jouent des coudes pour atteindre la buvette – confiée à Juliette ce soir, qui a l’air débordée et très rouge -. Il faut imaginer, se dit Brigitte, qu’ils pourraient tous être mes enfants.

F.D.

 

 

Patricia Cathenod-Montagnac

 

Ils ont préparé leurs banderoles avec les moyens du bord, c’est un peu de traviole. Patrick, Mylène, Enzo, Lucille, Carmen avancent vers le rassemblement. Il faut imaginer le choc qu’ils ressentent ! Dans le centre de la petite ville, il découvre un foule si nombreuse que déjà la largeur de la rue est envahie. Mélinda et Valérie, journalistes, tentent de compter les manifestants, toutes ébaubies de voir tant de monde. Le parcours remonte rue de la République puis rue Gambetta, avant de prendre la rue Victor Hugo. Ils ne voient plus le début et la fin du cortège. Qui pourra dire combien ils sont ? Les slogans sont inaudibles ; les hauts parleurs grésillent trop fort, les orateurs ont la voix cassée, mais peu importe. Il y a à leurs côtés des lycéens. Il y a les familles, enfants portés sur les épaules. Il y a les anciens qui encouragent depuis le trottoir.

La foule, sentant sa force, envahit la voie rapide. Moment de flottement, automobilistes stoppés. Il faut imaginer leur sentiment de transgression à ces marcheurs de la république, plantés là où ils n’ont pas le droit d’être ! Tous ces anonymes : commerçants, profs, coiffeurs, infirmiers, garagistes, voisins, parents d’élèves… Comme à regret, ils se remettent en mouvement : tous à la Mairie ! A l’arrivée, ils sont émus par cette femme turque sur les marches, qui lève bien haut sa pancarte, défendant sa parole elle aussi. Il faut imaginer ce qu’elle représente : une force calme qui dit que l’union entre tous est possible.

P.C.M.

 

Régine Zeidan

 

Charlie,

Il faut t’imaginer, un ciel bleu, glacé, un froid dur comme le diamant blanc. Au loin, une grappe, compacte. Il suffit que tu observes attentivement pour que germe l’idée d’un essaim tant un imperceptible mouvement habite le hameau des corps, tous serrés…
Autour d’une même douleur.
Tes pas te conduisent vers la marée humaine, et c’est le silence qui gronde et menace… Cela ressemble à un nuage, gonflé d’eau, retenu avant le déversement d’un commun chagrin, d’un seul coup, sur le bitume.
Tu distingues à peine la chaussée, sous le tapis des semelles de chaussures, multicolores…

Au-dessus des pieds, des jambes, il faut t’imaginer les chevelures, les bonnets, les chapeaux, les visages, à des hauteurs différentes, graves.

Tous.

Il y a Olive, une petite fille juchée sur les épaules de son père. Son regard vert illumine… Qu’il ne s’éteigne jamais ! Une enfant aux boucles souples, dont la couleur de la peau témoigne d’un métissage, est venue brandir son innocence contre le crime.

Tu avances encore, te faufilant à travers la forêt de manteaux de laine, d’haleines et de désarroi.

Un homme te frôle. Recroquevillé dans un imperméable beige, il semble grelotter. Sangloter ? Sa peau est grise, son attitude soumise… Ce ne peut être lui que tu reconnais là ! Comédien que tu as vu jouer dans des séries pour la télévision… Rôles comiques… Luc Le Masson ? Personnage public noyé et seul dans la foule des autres gens, des anonymes.

De toutes parts ils sont venus, d’ici de là-bas, de partout.

Tableau vivant d’une douleur silencieuse plus impressionnante encore que des slogans.

Il faut t’imaginer Paris tout entier en rez-de-chaussée et, sur les toits, des tireurs d’élite essaimés, statufiés, invisibles pour qui ne lève pas les yeux… Vêtus de noir comme un funèbre présage.

R.Z.

 

Corinne Thomas

 

Les bonnes actions

Il faut imaginer des centaines de stands à la fois, charitables et quémandeurs, éparpillés sur la pelouse du parc de Greenwich à Londres. Un dimanche matin de décembre, dans le froid. Toutes les bonnes oeuvres réunies en un seul lieu, cela fait beaucoup de causes à défendre. Au milieu, se disséminent des gens en bonne forme, déguisés en Père Noël, dont Édith qui va courir 10 km pour soutenir Médecins Sans Frontières. Son mari va la soutenir, ses deux enfants aussi. Et sa copine Rachel va l’accompagner dans la course. Il faut imaginer tout ce rouge qui coule en flot continu entre les représentants des pires maladies qui soient, des maux les plus atroces, contre les enfants, contre les femmes, contre les minorités… Le début de la course, tous serrés comme des pingouins sur la banquise, avec son courant d’adrénaline, va être lancé. Un enfant pleure sur une trottinette, il ne voit que les fesses des coureurs. Sa mère porte un dossard pour la lutte contre le cancer des enfants. Édith lui sourit.

Le grand lâcher, le déferlement de jambes, comme les taureaux retenus avant l’arène, Rachel et Édith sont coude à coude. Mais soudain, la mécanique déraille, les yeux n’ont pas suivi, le pied d’Édith heurte une petite marche. Elle s’affale.

Il faut imaginer les cavaleurs de goudrons, les fouleurs du dimanche, oubliant soudain leur costume, éviter avec condescendance celle qui vient de trébucher.

C.P.T.

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