Vos textes à partir du roman: « Roissy » de Tiffany Tavernier (2/2)

Il y a 3 semaines, Solange de Fréminville vous a proposé d’écrire à partir du roman de Tiffany Tavernier, Roissy (Sabine Wespieser, 2018). Parmi tous les textes reçus, nous en avons sélectionné 9, publiés en deux posts. Un grand merci à tous de votre belle participation!

Claire Cornet

5 heures du matin. J’appuie sur le bouton du 37ème étage de la tour B. L’ascenseur file vers les bureaux de ZNPK. Au bout du couloir, j’entre dans le local technique. Je range mon sac dans un casier. Une fois par mois, je deviens celle que je ne suis pas. C’est lustral. J’ôte mon manteau et passe une blouse verte. D’autres agents de nettoyage arrivent. On ne se connaît pas. Je me coiffe d’une charlotte et enfile des gants de caoutchouc. On me regarde à peine : je fais illusion.

On n’a pas le temps de se parler. On se croise en poussant des chariots d’entretien. Dans les bureaux, mes mains jubilent à passer le chiffon. Je hume des barquettes de taboulé à demi entamées. Le dos courbé, on passe l’aspirateur sous des sièges chromés, sans rien dire. Mes muscles endoloris me relient à moi-même, un moi-même qui aurait pu être. Je creuse mon existence dans la mécanique des gestes. Je jette un Financial Times oublié sous une banquette.

8 heures. Chacun repart. Je range mon matériel dans le local. J’entre dans une cabine WC avec mon sac. J’enfile un tailleur et des escarpins. Fond de teint, mascara, gloss, parfum chic. J’efface. Je masque. Retour au corps anesthésié. Je pousse la porte de la cabine.

– Bonjour Madame Chebli.

C’est Camille, mon assistante. L’eau coule sur mes mains. Je fixe mon reflet dans le miroir. Sous les fards, je te vois, Maman. Tu as travaillé des nuits entières pour que je fasse HEC. Tu vois, maintenant, je suis DRH mais je ne t’ai jamais oubliée.

C.L.

Marie Perez

Au début, j’éprouvais parfois des scrupules à tromper les gens pour tromper l’ennui. Mais les frissons d’excitation ont rapidement renvoyé mes remords au placard. Ce soir c’est roulette au Bellagio et je m’applique à rouler les r lorsque j’annonce les numéros. L’homme à ma droite ne tarde pas à s’enquérir d’où je viens, le poisson est harponné.

« De España ! Depuis toujours je rêvais de parcourir les États-Unis mais mon mari avait une peur bleue de l’avion. Javier est mort il y a deux ans, le cancer du pancréas, une vraie merde… Et me voici à vivre mon rêve de jeune fille. »

Mes yeux humides lui sourient, mais l’émotion n’est pas feinte. Lorsque Jimmy a succombé à son diabète l’an dernier, je me suis laissée sombrer dans l’alcoolisme en attendant que la mort me rattrape. L’ennui a devancé la mort, alors j’ai trainé ma carcasse dans les casinos pour me distraire. Quand on habite un lotissement à Las Vegas, il n’y a pas grand chose d’autre à se mettre sous la dent. Les rôles sont venus naturellement, et je m’y suis accrochée comme à une bouée de sauvetage.

L’homme à ma droite me raconte son séjour Erasmus à Barcelone. Je ponctue fièrement son récit de quelques exclamations espagnoles apprises le matin même. Moi qui n’ai jamais quitté le Nevada, il me semble que je voyage. Mais voici qu’il aborde le sujet barbant de la corrida, il est temps de changer de table. Si j’ai bien une seule règle c’est de ne jamais m’ennuyer. L’ennui c’est bon pour les morts.

M.P.

Isabelle Vigier

Les lignes muettes

Je passe le doigt le long de la tranche. Je le sors des rayons, je fais attention à ne pas le faire tomber. Je sens son poids, je l’ouvre, je fais semblant d’y plonger. Je rêve que je rentre dedans. Je tourne les pages : les lignes se brouillent devant mes yeux. Je ne peux pas les attraper, les lignes des livres. Je ne peux pas suivre leur chemin.

Le papier a une odeur. Les livres sentent bon, c’est particulier.

Les samedis, mon travail est derrière moi, je viens dans la bibliothèque.

Je regarde les autres gens, assis devant leur table. J’aimerais faire comme eux ; moi aussi je voudrais rentrer dans les livres, rester dans le silence pour déchiffrer leurs lignes.

Ils n’ont plus l’air d’être ici, les gens. Ils ont l’air d’être reliés les uns aux autres. Ils sont derrière leur table, et ils sont tous ensemble, même en étant loin les uns des autres. Ils sont concentrés, solides comme un noyau de cerise : un grand corps avec des mots à l’intérieur.

Je voudrais savoir lire. Je sais parler, je me débrouille, je sais me faire comprendre ; à mon travail, on ne me demande pas de lire. Les étiquettes des produits, je n’ai pas besoin de les lire, je fais répéter, m’expliquer à quoi ils servent. J’enregistre.

Les livres, c’est autre chose, c’est bien plus grand, bien plus important que les étiquettes.

Ils ne savent pas que je ne sais pas, les gens de la bibliothèque. En imaginant, en me mettant à leur place, quand je passe au milieu des rayons, des fois j’ai l’impression de savoir.

I.V.

Hervé Keraval

Vigile

Assis dans la boulangerie, j’observe les clients qui défilent.

Les patrons de ce commerce m’ont accueilli.

Pourtant, le scooter qui m’a percuté m’a laissé en cadeau une gueule repoussante, balafrée, qui suinte, et qui pue.

Tiens, question odeur, je m’inviterais bien chez la blonde qui prend une baguette.

Jupe courte, talons hauts, des phéromones de femelle en chaleur.

Ah, la suivre partout, même dans son lit. Et tant pis si nous ne sommes pas seuls, l’autre devra m’accepter.

Problème, passer par la baignoire me rebute, je déteste l’eau et le shampooing.

Entre un jogger, fluo des pieds à la tête. Je l’ai senti arriver depuis le coin de la rue.

Si je l’amadouais, ce serait un bon compagnon. Sauf que je préfère courir là où je veux, pas là où on me dit d’aller.

Manquait plus que la mémé de l’immeuble d’en face, avec son caniche.

Regardez-moi ce clébard, qui me snobe avec son petit manteau et ses airs de faux jeton.

Vivre avec eux ?

Manger du beefsteak tous les jours, d’accord, mais bonjour la maniaque. Pas un grain de poussière dans l’appartement.

 Très peu pour moi.

La boutique ferme pour la pause du déjeuner.

Le boulanger colle une affiche sur la porte, avec des signes que je ne comprends pas : « ATTENTION, NOTRE CHIEN N’AIME PAS LES VOLEURS »

Bon, cela ne doit pas me concerner, je vais manger mes croquettes, et ensuite, sieste.

H.K.