Ces textes ont été écrits sur une proposition d’écriture de Alain André à partir de Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard. Ils figurent parmi les douze textes sélectionnés.
Viviane Clément
Sœurs
On dort toutes dans la même chambre. On se dispute dans le noir pour éteindre ou non la lumière . On glisse nos livres sous les lits où sont cachés nos « trésors « . On se raconte des histoires de fantômes, de sorcières. Ça nous fait rire. On parle du médecin qui est venu ce matin. On a vu sa voiture devant la maison. On ne comprend pas. On a pas posé de question. Tu as froid, toujours. On remonte les couvertures et rapproche la bouillotte en cuivre. On a pas de volets. La nuit entre par la fenêtre et jette de pâles lueurs sur les lits. On ne doit pas parler. On doit dormir. On a mangé la soupe en silence. On a fait nos devoirs sur la table de la cuisine près du poêle à bois.. Tu ne savais pas ta leçon . On t’ a aidée . On a fait la toilette devant l’évier l’une après l’autre. Tu as froid, toujours. On a monté dans la chambre en file indienne en portant nos bouillottes, une par lit. On a de gros édredons, des draps rêches, un oreiller de plumes et un mouchoir qui sent bon la lavande . On a pas de poêle, au début le lit est glacé et toi tu as froid, toujours. On tient nos livres sous les draps. On lit à voix haute chacune à son tour. On connaît les histoires par coeur. On a toujours les mêmes livres. On en aura peut être d’autres bientôt. On ne sait pas. On ne demande pas. On entend la porte s’ouvrir toujours à la même heure. Des pas…. Des mots…Tu prends ton médicament. Tu as froid, toujours. On doit éteindre la lumière. On voudrait veiller encore, rire , faire la pantomime comme avant. On ne peut pas. On a plein de questions. On ne les pose pas. On est plus que trois dans la chambre. On ne parle pas de comment c’était avant. On ne sait pas ce que ressentent nos parents. On ne demande pas. On pleure quelquefois. On a froid, toujours.
V.C.
Candice Cottin
Petite Victoire
Dans la famille, on est économe. On use des mots comme du reste, avec parcimonie. Pour les prénoms c’est pareil. On en a un. C’est bien assez. Pas de diminutif, pas de surnom, pas de mon bichon, de mon lapin. Les lapins, c’est dans les clapiers ou sur l’étal du marché. À la maison, il y a les garçons : Louis, Georges et Jules. On leur offre un regard, vite fait, au-dessus du bol de soupe. On glisse le bout des doigts sur leur front brûlant. La caresse surprend, on n’a pas l’habitude. On prend mieux soin des choses que des gens. On reprise encore les chaussettes. Le soleil se lève, nous aussi. Il se couche, nous aussi. On fait les blés. On est blond comme eux, de frère en frère. On devient paille sèche, alors, on pousse en herbe folle, là où on peut. On se confie au vent, on trouve la tendresse dans l’eau fraîche du ruisseau. On n’est pas malheureux. On n’est pas bien heureux non plus.
Et puis, il y a moi : Victoire.
On m’appelle la puce, la petite, la pitchoune, tous les surnoms restés neufs au fond des cœurs. On ne dit jamais Victoire. Par superstition, parce que, chez nous, les filles ça meurt nourrisson. D’ailleurs, le prénom des mortes on les refile à la petiote qui reste. Je m’appelle Victoire Isabelle Garance. Leurs fantômes légers pèsent lourd sur mes épaules. On est bien trois garçons et trois filles finalement à la maison. Je détonne dans les champs avec mes cheveux rouges, je cours pour dix, chante pour vingt, je leur souffle la vie et leur claque des bises chaudes.
Sourire après sourire, je recouds leurs âmes élimées. Une famille aussi ça se reprise.
C.C.