Par Delphine Tranier-Brard
Après avoir formé une cinquantaine de biographes, nous avons souhaité, Michèle Cléach et moi, inviter Valeria Milewski, créatrice du métier de biographe hospitalière, à nous raconter son parcours et nous parler de sa pratique.
Nous republions cette interview à l’occasion de la préparation des Assises de la biographie qui se tiendront les 21 et 22 mars 2025 à Paris et seront organisées par Aleph-Ecriture. Valeria Milewski sera invitée à y intervenir le 21 mars.
Son parcours nous intriguait. Passer de l’univers de la communication à celui de la biographie en hôpital, c’est un sacré chemin ! La richesse de son expérience serait précieuse, en réponse aux questions des participants de la formation de biographe, et de tous ceux qui s’intéressent au récit de vie.
Les premiers mots qui me sont venus en la rencontrant : la vie incarnée ! Puis d’autres mots, Quelle femme solaire ! Puis d’autres encore, comme s’il ne pouvait en exister de suffisamment neufs pour traduire la puissance avec laquelle dans un même élan, elle irradie la vie et en capte autour d’elle tous les signes. Le texte qui suit a pour vocation de garder trace de sa master class du 9 juin, si représentative du métier de biographe où écriture et relation à l’autre sont indissociables, d’en restituer un peu la lumière.
Delphine Tranier-Brard : Valeria Milewski, comment en êtes-vous venue à la biographie hospitalière ?
Valeria Milewski : Je dois dire que rien ne me prédisposait à cela. Je ne m’attendais pas à être à cet endroit. J’ai toujours eu une aversion pour les blouses blanches ! Le comprimé le plus banal, même d’aspirine, je le jetais à la poubelle. Et si vous saviez comme je suis sensible ! La larme à l’œil devant la moindre pousse sortant de terre ! Ce qui m’y a amenée, c’est la vie. La vie et ses détours. J’ai donc commencé par faire autre chose. J’ai travaillé dans la création d’évènements puis j’ai écrit pour le théâtre, jusqu’à ce qu’on suspende nos financements. Cet arrêt a été ma chance. Cela m’a permis de réfléchir. Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Qu’est-ce qui me met en joie ? J’y réfléchissais, et un matin, je me suis réveillée avec cette intuition : je vais écrire la vie de personnes gravement malades. Mon entourage était sceptique : et ta sensibilité ? et ta dyslexie ? J’ai simplement écouté cette injonction qui se faisait plus forte de jour en jour. Parfois, l’évidence s’impose.
Et aussitôt, vous avez démarché les hôpitaux ?
Je ne savais pas si j’aurais les compétences ! Je lis surtout des romans, pour voyager, depuis un accident qui m’a tenue un an alitée. J’avais très peu lu de biographies. Je devinais que c’est un genre qui ne s’improvise pas. J’ai donc commencé par créer ma micro entreprise et écrire quatre, cinq, six biographies… C’était long et fastidieux. Je passais dix heures d’écriture pour une heure d’entretien, mais j’y prenais beaucoup de plaisir. Je mûrissais également mon projet en m’abreuvant de lectures.
« Inviter l’autre à faire son récit, c’est l’inviter à donner du sens, de la cohérence et de l’unité à sa vie »
Paul Ricœur
Cette phrase de Ricœur, quand je l’ai lue pour la première fois, a eu une résonance incroyable en moi. Je me suis dit : tu sais pourquoi tu vas le faire.
À ce moment-là, je ne savais ni comment entrer à l’hôpital, ni comment je me sentirais au contact de la maladie. La vie a mis sur mon chemin la responsable de l’association JALMALV (JUSQU’A LA MORT ACCOMPAGNER LA VIE), qui cherchait justement des bénévoles. C’est ainsi que je me suis formée à accompagner les personnes en fin de vie. Cela m’a confirmé que je serai bien à ma place à leurs côtés. Lors d’un congrès pour les 20 ans de JALMALV, la responsable m’a poussée à promouvoir mon idée sur un petit stand. Un médecin de l’hôpital de Chartres s’est arrêté devant moi : Vous faites quoi ? Il m’a écoutée, scrutée, avant de me dire : ça m’intéresse ! Venez nous en parler ! Puis il m’a dit ceci, que je n’ai jamais oublié : Le travail que vous allez faire, c’est comme descendre dans la mine. Vous retirez vos vêtements. Vous descendez. Vous êtes attentif à tout. Vous travaillez en équipe. Vous ressortez le soir, vous vous lavez, vous remettez vos vêtements. Mais n’oubliez jamais que vos poumons repartent encrassés chaque soir. Ils repartent encrassés avec la mort.
Le jour du rendez-vous à Chartres, je suis entrée dans le service d’onco-hématologie. Ils étaient tous en blouse blanche, les sourcils froncés, les cernes lourds, le bip sonnant en continu. Je me suis dit : j’ai cinq minutes. Quand je me suis tue, ils se sont regardés en silence. L’un d’eux a pris la parole : je crois qu’on est tous d’accord, vous commencez en septembre. On n’a pas encore les financements, mais on va les trouver.
Et vous faites désormais totalement partie de cette équipe ?
Ça n’était pas évident pour eux au départ d’accueillir quelqu’un qui n’est pas du sérail. J’étais là, j’observais, j’écoutais, dans la posture de celle qui ne sait pas grand-chose. Et petit à petit, la biographie est devenue un projet de service. Dans chaque chambre, un dépliant, une petite affiche explique la démarche. On en a passé des nuits blanches pour monter tout cela ! On en a vendu des tours de tracteur à 2 € ! Et il a fallu un « putsch » des médecins dans le bureau de la direction pour que mon poste soit officiellement pérennisé en CDI et que je reçoive une feuille de paie de l’hôpital stipulant : documentaliste !
Aujourd’hui, j’ai un bureau. Je mange avec l’équipe. Chaque matin, ensemble, on regarde le tableau recensant les patients : qui est là, qui ne l’est plus. On évoque qui je pourrais passer voir. Souvent les médecins perçoivent quand c’est le bon moment. Par exemple si un patient leur dit : je ne serai pas là, à Noël, pour Lucas, ils lui proposent la démarche. Au début, les patients sont un peu surpris. Ils imaginent que la biographie est réservée à des personnes d’un certain rang, comme Johnny, par exemple. En Beauce, surtout parmi les agriculteurs qui l’écoutent dans leur tracteur, il y a beaucoup de fans de Johnny !
Comment travaillez-vous ?
Je suis extrêmement présente à l’autre. Il pourrait ne plus être là le lendemain. Je ne porte pas de blouse. Cela peut sembler anodin mais c’est important. Je précise au biographé qu’il est maître à bord. Ça va vraiment être confidentiel ? Je rassure. Je propose de faire l’essai. Ça lui plaît, on continue. Ça ne lui plaît pas, on arrête. Il n’est obligé à rien. Je lui fais choisir la couleur du cahier de belle qualité dans lequel je vais prendre mes notes. Je commence avec les grands-parents. C’est extrêmement sensible les bons quatre heures, les promenades, cela ramène tout de suite dans quelque chose de l’ordre de l’intime. Je prends beaucoup de notes. Je respecte le mode de fonctionnement de chacun. Je m’attache à le retraduire dans le texte, par des interlignes par exemple, pour un taiseux. Il suffit parfois d’une question de relance pour qu’il dise, qu’il se déplie. J’accueille ses mots comme s’il était un funambule. Je n’appuie pas, je ne souffle pas, je risquerais de le faire tomber. Je suis dans une posture d’accompagnant qui se place à côté, pas devant.
Je ne suis pas une biographe historienne. Je ne vérifie rien. Paul Ricœur reste une référence pour moi. On se reconfigure en permanence, on se réinvente. Le souvenir est notre vérité subjective, une histoire qu’on se raconte. Ce que l’on peut dire n’est pas du vrai, mais ça dit du vrai.
Puis à partir de mes notes, je retranscris tout à l’ordinateur, même les redites. J’ai l’architecture du texte dans ma tête avec cette notion de dramaturgie, unité de lieu, de temps. Souvent, j’amène un fil un peu chronologique. Il m’arrive d’atténuer, d’augmenter, de déplacer le propos, dans une bienveillance pour le biographé. S’il fait dix fautes par phrase, j’en laisse une ou deux. Si une maman parle très mal de son enfant, je vais peut-être écrire : « et voilà, c’était ma façon de voir à l’époque » pour atténuer un peu, sans pervertir. En moyenne, on se voit six à huit fois. Pour certains, on ne se voit qu’une heure, voire même quelques minutes. Avec une dame au grand cœur, qui a adopté dix-sept enfants, on en est à soixante séances.
Ils savent tous qu’ils peuvent me faire totalement confiance. La plupart ne reliront pas le texte. Les premières années, je me suis épuisée à vouloir finir à temps pour qu’ils puissent relire. Je me croyais plus forte que le temps ! C’était tellement vain ! On ne termine pas le texte, c’est juste. On le termine, c’est juste.
Il est imprimé dans un très beau livre cousu à la main, unique, remis à la famille. Je précise dans les premières pages s’il a été relu par son auteur. Dans mon esprit, l’auteur c’est bien le biographé. Je ne cite jamais mon nom. Au début, je remettais le livre tout de suite. Il était feuilleté, rangé, et voilà. Maintenant, j’attends la demande de la famille. Parfois, cela peut prendre plusieurs années.
Quels sont les incidences et les bénéfices de la démarche ?
Nous avons mené une recherche qualitative pour explorer cette question. Les résultats seront publiés cette année. Il n’y a rien de miraculeux dans la biographie hospitalière. Il y a des bénéfices humains pour la personne comme pour ses proches : on va parler de la vie, d’un projet. On vit mieux, on meurt peut-être mieux. Écrire sa bio, c’est un peu comme revêtir ses habits de lumière. Un jour, un monsieur accepte la démarche. On allait commencer trois jours plus tard. Il est mort heureux, rien qu’avec l’idée d’écrire son livre. Pour d’autres, cela survient après une ou deux séances. C’est un mystère. C’est ainsi. Écrire sa bio, pour certains, cela peut permettre de recréer un lien, de retrouver une place dans la famille. Ou de réussir à dire. J’ai écrit le livre d’un cuisinier taiseux. À la fin de son livre, il a pu écrire : je vous aime tous. Probablement, plus tard, cela aidera l’enfant devenu adulte à mieux vivre l’absence de son papa. Finalement le livre, c’est magnifique, c’est fort pour la personne, pour son entourage, mais c’est un moyen de dire : tu es toujours dans notre humanité, tu en fais encore partie. Tu peux rester vivant. Dans mes débuts, je terminais par trois petits points de suspension. C’était une horreur ! Maintenant à la fin, quelle que soit la longueur du livre, il se termine par une vingtaine de pages blanches. Parce que la vie ne s’arrête pas là.
Un des grandes surprises de la recherche, c’est que la démarche a aussi des bénéfices pour l’équipe de soignants et de paramédicaux. Cela peut leur éviter le burn-out. Pouvoir dire : vous n’êtes pas qu’un malade, vous êtes un sujet encore vivant, qui peut faire le récit de sa vie ; cela permet de passer la main.
Quelles sont selon vous les principales différences entre l’écriture de biographie en secteur privé et l’écriture de biographies hospitalières ?
Je dirais que nous sommes cousins. La première différence, c’est la gratuité. La prestation est gratuite, au même titre que l’esthéticienne, les soins, les médicaments…
Autre différence, on travaille en équipe. L’hôpital est un monde avec son langage propre, ses codes. Les médecins ont un humour très particulier qui les protège bien sûr, et nous soutient tous. Les personnes montrent facilement leur corps, les plaies purulentes, les tubages, et il y a les odeurs, c’est important de pouvoir en parler. Et beaucoup de questions éthiques se posent. Il nous est arrivé de longuement hésiter à proposer la démarche à une femme que l’équipe trouvait simplette. Elle avait un langage très limité et ne parlait que de chevaux. Je ne savais pas ce qu’il serait possible de faire. Après une première séance très courte, elle m’a demandé de lui laisser le cahier sur lequel j’avais pris mes notes. Elle a écrit dedans toute la nuit. Le lendemain, elle n’était plus là. Elle n’avait pas de famille. Collégialement, nous avons décidé que son cahier partirait avec elle. Et aucun de nous ne l’a ouvert.
La notion de temps aussi est différente quand on travaille dans le contexte de maladie grave. Combien de fois je me suis trompée ! Un jour le médecin me dit : ce monsieur est en phase terminale, va le voir. J’ai préféré aller voir une dame qui semblait avoir plus de temps devant elle. Le lendemain, cette dame n’était plus sur le tableau. Lui, il y était toujours. Qui je serais, pour savoir qu’un quart d’heure avec l’un est plus ou moins important que quatre heures avec un autre ?
Le contexte de la maladie grave, cela explose la personne de l’intérieur. Je pense parfois à ce que dit Kant : quand on est dans un chaos, soit on demande à Dieu, soit on se demande à soi le sens de ce chaos. Qu’est-ce que j’ai fait pour mourir ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Le plus dur pour moi, ce n’est pas d’être au contact de la maladie chaque jour, le plus dur, ce sont toutes ces personnes qui disent : c’est passé trop vite, je n’ai pas réalisé un seul de mes rêves. Par grâce, le récit leur permet de se recentrer. Ma fonction, c’est de les accompagner vers cette unité, cette unicité essentielle. La biographie hospitalière c’est avant tout un mouvement vers la vie, mais pas dans l’indécence de toutes ces émissions où on se raconte. Cela peut guérir de l’envie de mourir.
Vous parlez de l’humour des médecins pour se protéger, et vous, comment vous protégez-vous ?
Je suis simplement dans la relation. Je ne m’identifie pas, ce n’est pas mon histoire. Et je suis une oublieuse. Avant d’entrer dans une chambre, je relis mes notes ! Et puis je ne les vois pas comme des malades. Ce que je vois en eux, c’est la vie, la richesse de leur vécu, de leurs histoires. On a ri ensemble, ils ont pleuré. Lorsqu’ils meurent, je le vis sereinement parce que je sais ce qu’on a vécu ensemble dans une humanité, une authenticité. J’ai une petite pensée pour eux, je les remercie de ce qu’on a partagé. On a été dans la vie, eux comme moi.
Et entre l’écriture pour soi et l’écriture pour les autres, quelles différences ?
Avant tout une question de musique. Ma musique ? Sa musique ? Avoir une écriture personnelle très installée, une musique propre peut être un handicap pour mettre son écriture au service de l’autre. Ce que je m’attache à faire, et ce que je demande aux passeurs que je forme à cette pratique, c’est de tenir parole et de rendre parole, d’être dans la mélodie de l’autre. Je ne mettrais pas un mot que je n’ai pas entendu. Je suis à ma place quand un proche qui lit le texte me dit : je l’entends, je le retrouve. Même si cela passe par mon écriture, par ce que je suis, pour obtenir ce résultat, c’est la musique de la personne que je restitue.
Avez-vous une pratique personnelle d’écriture par ailleurs ?
Pendant les sept, huit premières années, je n’écrivais plus que les biographies. Jusqu’à ce qu’un éditeur me demande d’écrire sur la démarche. Ecrire ce livre m’a permis de retrouver le plaisir de l’écriture personnelle. Cela a fait germer d’autres projets. J’ai accompagné plus de deux cents biographés, rencontré un panel d’individus de catégories socio professionnelles, de cultures, d’âges, que je n’aurais rencontrés dans aucun autre milieu. Aujourd’hui, j’ai l’envie de revenir vers l’écriture pour le théâtre, pour parler de cela, toute cette richesse reçue depuis dix ans.
Article écrit par Delphine Tranier-Brard, à partir des propos de Valeria Milewski lors de la master Class du 9 juin 2018.
Delphine Tranier-Brard et Michèle Cléach animent la formation de biographe qu’elles ont créée en 2014 pour Aleph-Ecriture. Elles animent également la formation de formateurs en écriture.
Delphine Tranier-Brard anime par ailleurs la formation générale à l’écriture littéraire et un stage d’initiation à la biographie littéraire.