« Une odeur d’agrumes et de noix », Jean-Louis Izard

Une odeur d’agrumes et de noix

On arrive fatigué, évidemment. On a roulé toute la journée, on a patienté dans les embouteillages, on s’est assoupi lors des longues portions d’autoroute, on s’est réveillé aux coups de klaxon, le cœur affolé, en espérant que les passagers dormaient eux aussi et ne se sont pas rendu compte de notre défaillance, on a baissé la vitre pour faire entrer de l’air et relevé la vitre pour qu’il y ait moins de bruit, on a allumé la radio et puis éteint la radio, on a plissé les yeux face au soleil, on a bu un coup d’eau tiède dans la petite bouteille en plastique coincée près du levier de vitesse en songeant à plusieurs reprises à se la renverser sur la tête tellement la chaleur était insupportable, on a fini par le faire, quand il ne restait plus que 200 kilomètres, ce qui fait qu’on a soif en arrivant, on a chaud, on est un peu étourdi, et soulagé, aussi, d’avoir bouclé le trajet avant la nuit, avant la pluie parfois, sain et sauf cette fois-ci encore, tout le monde est là …

On est content.

On est arrivé.

On rentre à la maison.

On rentre dans la maison. Et on sourit, on ne peut pas s’en empêcher, irrépressiblement nos lèvres s’étirent en relevant les joues des enfants que nous sommes restés, dis papa c’est encore loin, on est arrivé, mon chéri, on est à la maison…

Notre maison, que l’on retrouve, que l’on aime, qui n’a pas changé. Notre bonne vieille maison.

Et pourtant cette fois-ci ce n’est pas exactement comme d’habitude. Ce n’est pas comme toutes ces fois où on entrait sans arrêt dans la maison, tous les jours, plusieurs fois par jour, machinalement, sans y prêter attention, il y a si longtemps, avant de partir, avant de la laisser, avant les vacances.

Cette fois-ci on entre doucement, précautionneusement, courbaturé par les heures de voiture, ralenti par nos articulations engourdies et notre cerveau encore sur la route. On s’arrête, on s’étire, on se creuse un peu les reins, on renverse la nuque en arrière, on regarde lentement autour de nous. On la regarde pour de vrai cette fois-ci, on l’écoute, le menton relevé, l’œil écarquillé, l’oreille aux aguets et la narine large. On respire la maison, on respire son air qui repose depuis presqu’un mois, immobile et dense, et soudain on la reconnaît, on la retrouve, comme elle était et comme on l’avait oubliée, une odeur d’agrumes et de noix, vaguement mêlée d’effluves de plâtre mouillé et de produits ménagers, cette odeur singulière qui avait eu pour nous le parfum du nouveau et de l’aventure quand on avait emménagé.

Dès l’entrée on entend la lame de plancher qui craque et cette porte qui grince et qu’on se promet de graisser comme on se l’était promis l’an dernier. Dans le silence inédit on écoute le vrombissement d’une abeille prisonnière du rideau et cognant à la vitre avec obstination comme un voisin impatient. On perçoit le tictac, net, soudain, de l’horloge d’habitude si discrète. Parce que nous sommes en été et qu’il fait encore jour, on voit le rayon de soleil traverser la cuisine de part en part, chargée des innombrables particules d’une poussière vieille de quelques semaines. On remarque avec indulgence la peinture écaillée à l’angle du chambranle, l’ombre sur la couleur des murs qu’il faudrait rafraîchir, les pétales tombés au sol d’un bouquet fané dans un vase dont toute l’eau s’est évaporée. Il flotte dans l’air on ne sait quoi de nonchalant et de paisible. La maison semble prise d’un curieux engourdissement, comme si elle avait profité de nos vacances pour faire une sieste. Un temps suspendu…

Et puis soudain les cris des enfants qui déboulent dans l’entrée, les bruits de galop dans le couloir, la course vers les toilettes, les valises flanquées à la va-vite dans le salon, les roulements de tonnerre qui grimpent puis qui dévalent quatre à quatre les escaliers, les chambres qu’on retrouve, le défilé dans la cuisine, les bousculades vaines devant le frigo encore vide, les placards qu’on fouille, la table qu’on encombre, le jardin qu’on envahit…

A nouveau les portes qui claquent, les robinets qu’on ouvre, les chaises qui raclent, à nouveau le tumulte, les exclamations, les courants d’air, la musique…

L’abeille a interrompu sa quête, l’horloge s’est tue. J’ai senti la maison sursauter. Une vibration ténue, infime, qui est remontée sous mes pieds, le long de mes jambes, de mon dos, jusqu’à ma nuque, un frisson presque imperceptible de mon abdomen. Une sensation si fragile. J’ai posé ma main, la paume de ma main contre le mur, comme si j’avais brièvement perdu l’équilibre. La maison frémit, le cœur affolé, comme le mien. Cette bonne vieille maison.

Pour elle aussi les vacances sont terminées.

J-L.I