Pierre Ahnne est écrivain et consacre son blog à la critique littéraire. Il réalise également des retours sur les manuscrits qui lui sont confiés par Aleph dans le cadre des lectures-diagnostics. Il partage régulièrement certains de ses articles sur L’Inventoire. Aujourd’hui « Un fils comme un autre » d’Eduardo Halfon, recueil de dix-huit textes réunis autour de la thématique du père (traduit de l’espagnol par David Fauquemberg. La Table ronde-Quai Voltaire).
Par Pierre Ahnne
Voici un ouvrage qu’on n’aborde pas sans une certaine appréhension. Et l’inquiétude se confirme quand on lit la note de l’auteur, écrivain guatémaltèque dont plusieurs romans ont déjà été traduits et publiés chez le même éditeur. « Les histoires qui composent ce livre ont été écrites au cours des cinq dernières années, autrement dit les cinq premières années de la vie de mon fils », dit-il. Et d’ajouter : « un fils qui m’oblige désormais à écrire en tant que père »… Complaisance, attendrissement, mièvrerie, on peut tout craindre. Mais il faut savoir quelquefois aller au-delà des apparences, et affronter les périls. On est souvent récompensé. Le livre d’Eduardo Halfon en est la preuve.
Circoncision et pou géant
Le fil de la paternité court bien au long des dix-huit courts récits qui le composent. Soit que le narrateur y parle de son fils, soit que ses propres père ou grands-pères y fassent des apparitions, soit qu’il évoque son enfance à lui, sa jeunesse, les expériences qui l’ont conduit à l’âge adulte ; soit, enfin, que les pères dont il est question soient ceux de leurs œuvres – artistes, écrivains, surtout, dont l’auteur lui-même. Celui-ci, en effet, ne cherche pas à se cacher, dans cette entreprise qui pourrait sans doute s’apparenter à quelque chose comme de l’autofiction. Et on reconstituerait sans mal, à partir de ce puzzle, sa vie : enfance au Guatemala dans sa famille juive, migration aux États-Unis pour fuir la violence politique, études, retour au pays avec un diplôme d’ingénieur (« Je n’avais pas choisi ce cursus (…). On l’avait choisi pour moi »). Découverte de la littérature, séjour initiatique et catastrophique à Paris. Voyages en Europe – l’Espagne, Bruxelles, Berlin, où Halfon vit aujourd’hui.
Et, dans tout ça, pas une once de sentimentalité ou de mièvrerie. Le ton des récits mettant en scène l’enfant est donné par le premier, Une petite entaille : on le croit consacré à la naissance ; c’est de la circoncision qu’il s’agit. Plus loin, dans Lecture sage, où l’on voit le petit garçon prendre au hasard un livre dans la bibliothèque de son père et feindre de le lire pour imiter celui-ci, on n’apprendra qu’en chute le titre de l’ouvrage : La Mort du père, de l’écrivain portugais José Luis Peixoto. Dans Le Dimanche dans l’Iowa, nous assistons à une tentative d’initiation de l’enfant aux concerts classiques, et découvrons au passage qu’il préfère jouer, dans le hall d’entrée à être « un pou géant ».
Abîmes
La mort ou l’inquiétante étrangeté neutralisent tout ce qui pourrait inciter à l’attendrissement. On est souvent au bord du fantastique (voir Aquarium, récit d’une bien étrange soirée à la cinémathèque de Bruxelles, ou Quelques secondes à Paris, où le narrateur dit avoir été sauvé de la détresse, et, peut-être, de la folie, par la vision étonnamment précise d’un mollet féminin [« Je pourrais le dessiner »]). Le suicide constitue presque un second fil conducteur. Raconte-t-on un Premier baiser ?… L’histoire finit par une overdose. Et quand ce n’est pas de la mort qu’il s’agit directement, c’est du corps souffrant ou mutilé – la circoncision, voir plus haut, les effrayantes injections dans les fosses nasales imposées à l’auteur adolescent pour soigner ses allergies (Histoire de mes aiguilles).