Ce texte a été écrit sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir de « La ligne de nage » de Julie Otsuka et figure parmi les dix textes sélectionnés.
Françoise Vergnaud
Ton père
Tu te souviens de l’odeur de gauloises sur ses doigts lorsqu’il te portait sur ses épaules, ses mains tenant les tiennes, si près de ton visage. Tu te souviens du balancement des pas, du soleil qui se couche, de ce voyage qui semble ne pas avoir de fin.
Tu te souviens des histoires qu’il racontait et de l’ivresse que ses mots provoquaient en toi et en lui.
Tu te rappelles : il chantait dans les fêtes, les mariages, les gens étaient heureux, cela multipliait sa joie. Tu pensais : « il aurait aimé être un artiste ».
Les après-midis d’été, quand il rentrait du travail des champs, il posait ses espadrilles pour profiter de la fraîcheur du plancher. Tu le fais encore, dès que tu le peux. Il n’existe pas pour toi de fraîcheur plus profonde.
Il caressait les vaches et leur parlait avec douceur comme il l’aurait fait avec de vieilles amies et cela t’étonnait toujours.
Tu courais derrière lui, la tête levée mais souvent il ne t’apercevait pas. Il marchait à sa hauteur.
Tu te souviens de la lassitude dans ses gestes et dans ses regards quand la magie n’a plus opéré pour lui, quand il a renoncé à vouloir séduire. Quand la fatigue fut trop grande, quand il a su que la vie ne tiendrait pas ses promesses.
Tu ne sais pas quelle était son attente, quelle reconnaissance il espérait. La tienne était immense, elle était invisible.
Tu marches, enveloppée des sensations auxquelles il t’a ouverte, tu marches dans le souvenir ébloui que les autres ont de lui. Tu marches.
F.V.