« The show must go on », Virginie Legrand

The show must go on

La lourde porte vitrée a claqué derrière elle, la rejetant sur le trottoir. L’odeur âcre du bitume après l’orage, le vrombissement assourdissant des moteurs, se mêlent à la moiteur suffocante de l’air. Elle reboutonne son chemisier de soie qui lui colle à la peau, range une mèche de cheveux évadée de son chignon. Elle a fui.

Maintenant?

Boire une bière. Fumer une cigarette. Depuis quand elle ne s’en est pas grillé une? A son mariage? Après la naissance de Charles? Son coeur s’est étreint à la pensée du petit bonhomme, cinq ans déjà, sa prunelle. Quels souvenirs gardera t-il d’elle après ça? De quoi se souvient-on à cinq ans?

Elle revoit soudain, ces mains velues, hâlées, l’annulaire gauche serti d’or blanc, pétrissant la chair blanche de ses seins à la lumière blafarde des néons. Le visage taillé au couteau, elle l’avait trouvé nerveux, trahi par la discrète contraction intermittente de sa lèvre supérieure. Penché sur elle, elle devinait l’orée de son torse par le col béant de sa chemise en lin. Il n’avait pas pris le temps de se raser, des perles de sueur s’accrochaient à une barbe drue naissante. Des effluves brutes, animales émanaient de ses gestes saccadés.

La voilà livrée à la rue, à la réalité.

Elle aperçoit sa silhouette dans une vitrine. Cette jupe, ce chemisier d’un autre temps, cette coupe de cheveux des années soixante-dix, cette femme n’est pas elle.

Maintenant?

Continuer comme si ce rendez-vous n’avait pas eu lieu?

De nouveau, ces mains s’imposent à elle, sur elle, sur sa peau, leur empreinte. Il lui avait fait mal. Elle n’a pas osé le lui dire. Elle en éprouve encore la sensation. Ce soir, il dînera avec sa femme, racontera une histoire à ses enfants, peut-être rejoindra t-il des amis en ville. Ce soir, il n’aura plus une pensée pour elle.

« Tu ne peux pas regarder où tu vas, connasse! » braille un chauffard.

Où va t-elle?

Si elle savait. Elle ne reconnait pas cette rue, se laisse guider par ses pas, s’attarde inconsciemment à la vitrine d’un chapelier. Sur la devanture, il y a écrit, « Perruques sur mesure ». Il lui semblait que c’était une chocolaterie avant.

La connasse, il aurait pu l’écraser, elle aurait pu crever là sur le champ et en finir avec cette angoisse térébrante.

Il souhaitait la revoir. Vite. C’est ce qu’il lui avait dit. Il le fallait.

« Oui, bien sûr » avait-elle balbutié. Mais elle n’était plus sûre d’en avoir le courage désormais.

Elle se rue dans un café qu’elle remarque pour la première fois. La voix nasillarde des Beatles hurle Don’t let me down à la radio. Et lui, celui qu’elle a épousé pour le meilleur et pour le pire, la laissera t-il tomber? Se taire, attendre pour lui annoncer? Le mettre devant l’évidence, un soir où, nauséeuse, elle ne désirera plus faire l’amour avec lui? Elle se veut magnanime, tient à lui laisser le choix de la quitter.

« Un Marlboro light, s’il vous plait. Non, les fortes. » Elle est attirée par la tête chauve de Pierrot sur l’emballage des sucettes au lait, ses préférées, du présentoir qui trône sur le zinc.

« Et une sucette. »

Sur l’écran géant, on rappelle la finale de foot France-Brésil à vingt et une heures. Elle ne dira rien ce soir, préservera les derniers instants de sérénité. Elle décide de s’installer à l’une des trois tables dressées sur le trottoir en guise de terrasse, commande une bière.

Ses mains tremblent. Elle a peur. La mousse est amère. Les premières gorgées ne suffisent pas à noyer cette fichue culpabilité. Elle allait leur gâcher la vie, à Charles et à son père. « Dévastatrice » lui avait asséné un jour sa belle-mère vipérine comme une prédiction.

Elle retire le film transparent du paquet de cigarette. Fumer tue.

Son portable vibre au fond de son sac. Elle hésite. Son mari? Il soupçonnerait tout de suite quelque chose à sa voix chevrotante. Elle plonge la main instinctivement, numéro inconnu, écoute le message. Le plombier reporte son passage à la semaine prochaine. Futile rappel dans le réel.

Elle se demande où va cette femme à si vive allure, envie sa chevelure arrogante, dont les boucles rebondissent au rythme de ses pas. La première bouffée de tabac lui tourne la tête. Elle décide de rentrer. Le monde lui est insupportable.

Elle a posé la main sur la poignée de la porte d’entrée. Elle sent la cigarette.

« But!!! » il s’est égosillé. « Putain, chérie, t’arrives juste après un tir de Zidane magnifique!

Tu es tard dis-donc! T’as eu du taf? »

Il n’a pas attendu sa réponse devant la rediffusion au ralenti de la passe décisive de Ronaldo. Il n’a pas remarqué qu’elle ne l’avait pas embrassé.

Huit années de mariage.

Elle est montée dans la chambre. S’est lavé les dents, s’est débarrassé de sa jupe, a ajusté les bretelles de son soutien-gorge. Défraîchi, l’a jeté dans la poubelle de la salle de bain comme un mauvais souvenir. Elle a enfilé une robe. Mis des bas. Dépoussiéré et chaussé ses escarpins noirs. Face à la glace, elle a tiré ses cheveux vers l’arrière, lissé et tiré, tiré encore, les a attachés en chignon bas, dégagé le front, gommé sa frange, essayé d’imaginer sans le chignon. Elle veut savoir. Voir à quoi elle ressemblera dans quelques mois.

Elle s’est parfumée. Trop capiteux. Il faudra qu’elle en change. Elle a sorti de son écrin le solitaire qu’il lui a offert à Noël, est allée embrasser Charles dans son lit.

Les petits doigts boudinés l’ont enserrée. Le visage poupin s’est enfoui dans sa poitrine. Elle pensait qu’il dormait:

« Ca te va bien les cheveux coiffés comme ça, Maman! Elle a réprimé un sanglot et ses lèvres ont souri.

— Bonne nuit Trésor »

Elle a remonté la couette sur lui, tiré la porte. Du haut de l’escalier, elle a entendu que la France avait gagné. Dans le salon, il scandait des refrains chauvins, quand il l’a vue:

— Tu as un amant?

Un cancer. L’a t-elle prononcé? Juste pensé?

Elle s’est dirigée vers la cuisine sans un mot, a rempli le tambour de la machine à laver. Charles a besoin d’un t-shirt blanc pour la fête de l’école.

À la télé, Queen chantait « The Show must go on ».

V.L.