Le prix littéraire du roman Aleph du roman français 2024 a été décerné à Saturation de Thael Boost, paru aux éditions Anne Carrière. Ce roman, élu par notre jury de participantes du cercle des lecteurs d’Aleph-Écriture, a distingué son style et salué l’originalité de sa construction narrative.
Mêlant les toiles et le personnage de Gustave Courbet à la trajectoire d’une jeune-femme amoureuse, ce roman parle du désir, de la passion, et du déni qui parfois nous éloigne de nous-mêmes, laissant à l’autre toute la place. L’originalité de ce roman est de faire de Gustave Courbet, spectre perdu entre deux époques, le narrateur du récit, à la fois témoin protecteur et miroir de la passion amoureuse. Nous avons rencontré Thael Boost, afin d’entrer dans son laboratoire d’écriture.
Danièle Pétrès : Pourquoi avoir choisi Gustave Courbet comme narrateur de ce roman ?
Thael Boost : J’ai rencontré Gustave Courbet un peu comme l’héroïne de mon roman, à travers une peinture figurant sur la couverture d’un livre que j’avais dans ma bibliothèque. Même si au début, tout ne me plaisait pas dans son œuvre, j’ai cherché à comprendre ce qu’il avait voulu représenter, puis en m’intéressant à sa personnalité, j’ai découvert un homme féministe avant l’heure. On ne parlait évidemment pas de féminisme à son époque, mais en tant que seul garçon de sa fratrie, il était très conscient de la chance qu’il avait d’être un fils. On peut notamment trouver dans une lettre à ses parents qu’il ne veut pas être favorisé en termes d’héritage par rapport à ses sœurs. Il avait cette conscience-là, et un grand respect des valeurs de la famille.
J’ai aussi été intéressée par sa façon de représenter les femmes selon des critères réalistes, sans jugement, et pas selon les canons de son époque. C’est un peintre extrêmement talentueux, qui a été considéré comme un anticonformiste et un « fumiste » pour ses prises de positions libertaires[1]. Il a pourtant passé des années au Louvre à reproduire des toiles pour comprendre, notamment, la peinture hollandaise. L’anticonformisme n’exclut pas l’excellence et j’ai trouvé que c’était vraiment un personnage romanesque incroyable. Mon héroïne est anticonformiste également, ce qui n’exclue pas qu’elle ait des valeurs profondes.
Danièle Pétrès : Chaque chapitre porte le titre d’une toile de Courbet. Est-ce que ça a été comme un déclencheur d’écriture, ou un parti-pris pour structurer le récit ?
Thael Boost : Ça m’a guidée quand je me suis demandée comment aborder l’histoire d’un peintre anticonformiste. Je ne pouvais pas en faire une biographie linéaire classique, car cela avait déjà été fait. J’avais envie de lui rendre honneur de manière plus décalée, et c’est assez naturellement que j’ai organisé chaque chapitre comme une toile. Il y en avait une bonne vingtaine dont je voulais absolument parler. Parfois, j’avais une thématique, pas encore la toile. Ce jeu de recherche fondé sur ce qu’il avait voulu dire à travers ses œuvres a été très intéressant.
Danièle Pétrès : Combien de temps avez-vous mis pour écrire « Saturation » ?
Huard, Thael : J’ai mis à peu près 18 mois.
Danièle Pétrès : Et pour trouver le juste ton de ce roman ?
Thael Boost : Cela m’a pris plusieurs mois. J’ai tâtonné au départ sur la forme. Une fois trouvée, j’ai pris une certaine liberté pour faire parler Gustave Courbet. Il use d’un certain humour noir tout au long du livre qui ne doit pas être trop éloigné de sa personnalité. C’est cet état d’esprit un peu frondeur et taquin qui me plaît. Le plus difficile a été de structurer le récit en chapitres, et de faire parler un fantôme d’un bout à l’autre.
Gustave Courbet est un spectre qui entre dans la vie de mon héroïne à 15 ans, alors qu’elle tombe amoureuse de George, un peu plus âgé qu’elle. Alors que je n’avais pas écrit son histoire avec lui de façon linéaire, à un moment donné, mon éditrice m’a dit que si des allers-retours étaient faits dans chaque chapitre avec la toile, il fallait que l’histoire d’amour, elle, soit linéaire. J’ai donc dû tout restructurer en milieu d’écriture. C’était le plus long.
Danièle Pétrès : Mais justement, comment ça vous est venu de faire appel à un spectre pour raconter une histoire d’amour ? La protagoniste aurait pu raconter elle-même sa passion pour George ?
Thael Boost : Ce roman raconte une histoire d’emprise. D’une part, j’avais envie que l’histoire soit assez universelle, et si j’incarnais trop le personnage féminin, je pensais passer à côté de cela. D’autre part, je voyais un parallèle entre le repentir à l’intérieur des toiles de Courbet[2], et l’effacement des personnes qui est au cœur du récit d’une emprise. Ainsi, l’image du fantôme m’est venue assez spontanément. Peut-être aussi parce Gustave Courbet m’accompagne depuis l’adolescence, son esprit, sa manière de penser, et ça a fini par être un fantôme finalement pour moi aussi. Enfin, je me suis souvent demandé ce que Gustave Courbet aurait pensé de notre époque, ce qui l’aurait interpellé, ce qu’il aurait trouvé différent. C’était une manière de lui donner la parole.
Danièle Pétrès : Il y a un écho entre la disparition progressive de l’héroïne sous l’emprise d’un homme, qui sature progressivement son espace mental, et le travail souterrain du noir de bitume, dans les toiles de Courbet[3].
Thael Boost : Le parallèle que j’y vois, c’est effectivement avec les toiles, où progressivement, on voit les repentirs par la restauration qui en a été faite. Comme dans mon roman, au fur et à mesure que l’histoire avance, mon héroïne restaure sa liberté de penser.
Deux choses m’ont donné envie de les mêler. La première, c’est que c’est une histoire de passion, que ce soit la passion artistique ou la passion amoureuse, et je trouvais qu’il y avait des ponts assez intéressants à faire. L’autre, est le côté magnifique d’une relation, et le côté magnifique d’une toile. Et ce qu’il y a derrière, c’est le repentir de la vie ou de la peinture.
Je trouvais que c’était intéressant cette notion de repentir, j’aimais beaucoup le fait que ça existe, même si on cherche à effacer quelque chose, finalement ça finit par ressortir. On ne peut pas cacher, tout masquer, on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas.
Ainsi, de cette relation passionnelle entre mon héroïne et George, qui a essayé de l’effacer et dont je raconte comment il l’a fait, elle finira par ressortir comme exsudent certains éléments des toiles de Gustave Courbet.
« Pour moi, la passion c’est un peu une emprise déguisée en amour ».
Danièle Pétrès : Si ce personnage de Courbet est un peu votre « ami imaginaire », d’autres personnages vous accompagnent-ils ?
Tahel Boost : Oui il y en a d’autres, des plumes ou des pinceaux qui me plaisent. Je pense que c’est leur mode de pensée, leur mode de fonctionnement qui m’accompagnent au quotidien. Je pense à Marcel Proust ou à René Barjavel qui font quelques incursions dans ce roman. Ce sont des personnages qui parlent de ceux qui ne sont plus vivants.
Mon premier roman parle d’une relation mère-fille qui s’inverse avec la perte de mémoire de la mère. C’est un roman tiré de mon histoire personnelle et ma maman n’est plus là aujourd’hui. Mais néanmoins, elle continue à être présente au quotidien, donc il y a cet ensemble d’éléments, ces personnes qui m’ont marquée et qui m’accompagnent.
Danièle Pétrès : Après le livre sur votre mère, ce qui s’est imposé à vous est de parler du danger d’une passion incontrôlée. Ce qu’est par nature la passion ?
Thael Boost : Oui, on confond l’amour et l’emprise. On confond beaucoup de choses et ce que j’aimais bien dans l’esprit de Courbet aussi, c’est qu’il représente les choses de manière matérielle, et quoi de mieux que la peinture pour évoquer quelque chose qu’on voit ? Mais ce quelque chose peut être aussi caché, masqué, déguisé. Pour moi, la passion c’est un peu une emprise déguisée en amour.
Danièle Pétrès : Justement, il y a un moment où l’héroïne se « réveille », elle prend le bus et s’en va alors qu’elle est enceinte de George. Est-ce que le seul moyen de s’échapper est de fonder sa propre famille ?
Thael Boost : Alors non, il y aurait d’autres moyens, mais en tout cas je pense qu’il y a une part de prise de revanche, pas contre lui, mais contre la vie. Une volonté de faire sa famille à elle différemment, comme elle l’interprète. C’est plus le côté de la transmission qui me touche beaucoup. Et puis, à un moment donné, j’ai eu envie que toute cette histoire mène à une forme d’apaisement. A la fin il y a de la vie, et beaucoup d’amour.
Danièle Pétrès : Thael Boost est un nom peu commun, est-ce votre vrai nom ?
Huard, Thael : Boost est le nom de jeune fille de ma mère. Comme mon premier roman portait sur notre histoire à elle et moi, j’ai eu envie de garder ce nom de plume que j’utilisais au départ par jeu sur les réseaux sociaux (quand j’ai créé mon premier compte Facebook). Ce nom, était d’autant plus symbolique que mon premier livre édité est un livre sur ma mère. Avec ce nom-là, c’est un peu ma seconde naissance.
Danièle Pétrès : A quand remonte votre désir d’écrire ?
Huard, Thael : J’ai appris à lire très tôt, j’avais 4 ou 5 ans et je dévorais les livres à la bibliothèque. J’ai lu beaucoup, toute ma vie, et rapidement j’ai compris qu’en fait, il y avait des gens derrière ces pages qui les écrivaient , et j’avais envie aussi d’en écrire. Je n’ai pas choisi un métier qui menait vers ça et j’ai mis longtemps à me décider à franchir le cap, à oser. À aller proposer à des éditeurs mes textes.
Danièle Pétrès : Justement, comment avez-vous été éditée par les éditions Anne Carrière pour votre premier livre, vous lui avez envoyé votre manuscrit ?
Thael Boost : Je l’ai envoyé à Stephen Carrière, le fils d’Anne Carrière, qui a repris la maison depuis quelques années. Comme je lis beaucoup et chronique beaucoup mes lectures, j’avais eu l’occasion de le rencontrer dans les soirées de présentation de sa rentrée littéraire. Et je crois qu’à ce moment-là y a eu une urgence pour moi.
Comme le texte portait sur ma mère qui était malade, et dont je savais qu’elle n’en avait plus pour longtemps, je me suis tout d’un coup pris un électrochoc. J’écrivais depuis toujours et j’approchais par ailleurs de la cinquantaine. Je me suis alors posé ces questions. Qu’est-ce que tu veux avoir fait dans ta vie quand tu seras arrivée à l’âge de ta maman ?
J’ai toujours écrit des chroniques, des billets d’humeur, des nouvelles, des textes courts, mais là je me suis dit « Il faut que tu t’y mettes », j’avais le soir, les week-end et les vacances et j’ai eu envie de m’y mettre vraiment, en hommage à ma mère aussi. Quelque part, ça m’a donné une énergie folle pour pouvoir aller frapper à la porte des éditeurs.
Danièle Pétrès : Se mettre dans un projet d’écriture ça prend du temps. Surtout quand on a un travail prenant.
Thael Boost : Finalement, envoyer à Stephen Carrière le livre une fois terminé a été tout de suite une évidence et je n’ai pas eu à envoyer le livre à droite, à gauche. Il lui a plu et je n’ai pas été chercher plus loin. J’ai travaillé ensuite avec Manon Buselli qui est maintenant chez Harper Collins, et qui m’a accompagnée dans l’écriture de ces deux livres.
« Ma routine d’écriture : écrire tous les jours, peu importe l’heure, peu importe si c’est 3 phrases ou 10 pages ».
Danièle Pétrès : Est-ce que vous avez des routines d’écriture ?
Huard, Thael : Si je devais parler d’une routine, c’est d’écrire tous les jours, peu importe l’heure, peu importe si c’est 3 phrases ou 10 pages. Mais je m’astreins vraiment à lire tous les jours : à écrire chaque jour. Quelque part, c’est un peu comme un entraînement. Parfois, c’est juste noter ce qui vient, même trois ou quatre idées. Je les note sur un carnet ou sur mon téléphone, mais ma routine est vraiment de m’astreindre à le faire tous les jours.
Ca peut être très tôt le matin parce que je me réveille avec une idée, ça peut être tard le soir parce que je suis rentrée tard du boulot – et ça c’est plutôt dans la phase de construction, dans laquelle je suis en ce moment-. Après je vais plutôt prendre des semaines complètes et m’inscrire dans un temps long pour écrire.
Danièle Pétrès : Nous sommes dans L’Inventoire, la revue d’Aleph-Écriture, donc je vais vous poser cette question : avez-vous eu au départ le support d’un atelier d’écriture ?
Huard, Thael : Très peu. C’était plutôt des challenges sur internet, de temps en temps, où il y a une contrainte, avec une photo, des mots clés, etc. Je suis un peu un animal solitaire et du coup j’ai du mal à partager l’écriture. J’avais une grande timidité qui fait que je n’osais pas écrire en atelier. Je trouve que les ateliers que l’on fait à titre personnel pour entretenir sa passion d’écrire pour soi ou d’écrire dans l’objectif d’être édité, c’est passionnant. Personnellement, je l’ai fait plus sous forme de « coaching », avec des gens qui travaillent dans l’édition, pas dans le format atelier. Ce serait à refaire, je dépasserais ma timidité !
Danièle Pétrès : Le prochain livre sera-t-il aussi autour de votre passion pour la peinture même si je sais qu’on ne peut pas en parler tant qu’on l’écrit ?
Thael Boost : Le point commun avec le précédent, ce sera, partir de l’imaginaire. Enfin, j’en ai deux en cours et en tout cas dans l’un des deux, il y a encore d’une certaine façon des spectres.
Danièle Pétrès : J’observe l’incursion du fantastique dans un nombre croissant de livres ou de séries Netflix, peut-être parce qu’on veut s’échapper un peu du réel ?
Thael Boost : Je ne peux pas dire que je le vois arriver parce que René Barjavel par exemple, n’a écrit que ça. J’ai beaucoup lu Maupassant et Edgar Allan Poe. J’ai baigné dans cette littérature-là très jeune. Pour moi les héros de Tolkien existaient vraiment, je l’ai tellement intégré plus jeune que je ne sais plus faire la différence. Cela dit, j’ai été surprise au départ des retours que j’ai eu de lecteurs de Saturation, me disant qu’au début ils avaient eu du mal à entrer dans le livre parce que c’est un fantôme qui parlait ; je n’avais pas réalisé que ça pouvait être un obstacle.
Mais je pense qu’avec des romans comme L’anomalie d’Hervé Letellier il y a quand même une incursion dans le fantastique. Ou dans Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez, très récemment. Les lecteurs et lectrices sont plus ouverts aujourd’hui à accepter ce type de récit. Il y a effectivement une façon d’aborder parfois par des allégories des sujets qui sont difficiles.
Danièle Pétrès : Sans le détour de la fiction, Vanessa Springora arrive à qualifier ce qu’est le consentement. Avant 15 ans, il n’y a pas de possibilité de consentement. Neige Sinno tente de déconstruire le déni de l’inceste dont elle a été victime. Vous abordez de votre côté, avec ce roman, le rôle du déni dans l’emprise.
Thael Boost : Oui, il y a tout ce qui recouvre les règles implicites. Comme dans le roman familial de Laure Murat, où elle a justement exprimé à quel point on doit connaître ces règles alors qu’elles n’ont jamais été exprimées. En tout cas certaines sont tellement implicites qu’on doit les avoir assimilées sans les remettre en question. Et c’est là aussi où je reviens sur Courbet, sur sa capacité à sortir de l’eau tiède dans laquelle on est en train de se faire bouillir. La température est en train de monter petit à petit et on doit réagir.
Danièle Pétrès : Qu’est-ce que la publication de ces deux livres a changé pour vous ?
Thael Boost : Tellement de choses. La première, c’est vraiment de réaliser un rêve d’enfant pour moi, être auteure. La deuxième, c’est qu’il y a une forme de liberté à pouvoir travailler à côté parce que d’une part, ça me nourrit dans ce que j’aime : creuser la psychologie des personnages, et quelque part c’est aussi un moyen d’avoir autour de soi beaucoup de personnes, d’exemples et surtout d’être libéré du fait de réussir.
Mon objectif, ce n’est pas de faire un livre qui se vende beaucoup, ou de faire un livre qui plaise à des millions de personnes, mais de me faire plaisir et espérer qu’il trouve aussi son lectorat. Donc c’est une forme de liberté.
D.P.
Thael Boost présentera son livre le 12 avril 2025 au Musée Courbet à Ornans, et en dédicace au festival Les Pieux à Cherbourg les 8 et 9 mars puis au festival Époque à Caen du 23 au 25 mai.
En savoir plus sur le prix Aleph du roman français 2024, ici
[1] Courbet a « déboulonné » la colonne Vendôme pour la remonter ailleurs et a été moqué et emprisonné pour cela
[2] le retravail des toiles masquant les figures initiales
[3] Courbet utilisait du goudron pour faire ses noirs (par manque de moyens), mais le bitume a la particularité de s’étendre progressivement à l’ensemble de la toile en veillissant, d’où le programme de restaurations dont ont fait l’objet ses toiles