Historienne de l’art de formation, Sylviane Van de Moortele a effectué son parcours professionnel dans le milieu de la culture. En 2017, elle se forme au métier de biographe chez Aleph-écriture, et oriente sa pratique en direction des photographes.
Elle revient ici sur l’origine de sa reconversion et la publication de ses deux ouvrages aux éditions Loco (2020 et 2023). Jacqueline Salmon, une vie réfléchie, inaugure la nouvelle collection « Histoires de photographe » des éditions Loco. Sylviane Van de Moortele vient de publier chez le même éditeur : Femmes photographes. Dix ans de luttes pour sortir de l’ombre.
L’Inventoire : Vous venez de l’univers de la photographie, et avez longtemps mené plusieurs carrières de front. Comment vous est venue l’idée de devenir biographe ?
Sylviane Van de Moortele : Mon parcours professionnel s’est construit de multiples missions dévolues à la valorisation du patrimoine culturel, en tant qu’ingénieur culturel. Un métier qui consiste à aider, par exemple, une mairie ayant un musée qu’elle veut redynamiser ou ouvrir au public, en lui donnant des outils de mise en place d’une politique de médiation culturelle.
En parallèle j’ai mené une vie associative active, particulièrement dans le domaine de la photographie. C’est ainsi que j’ai été membre fondateur et présidente pendant 25 ans de l’association Pour l’Instant, organisatrice des Rencontres de la jeune photographie internationale à Niort, qui gère aujourd’hui la Villa Pérochon (centre d’art contemporain photographique d’intérêt national), et dont je fais toujours partie du conseil d’administration.
C’est tout à fait par hasard que j’ai découvert la formation dispensée par Aleph-Écriture, et j’ai sauté le pas. Cette activité rassemble mes centres d’intérêt de toujours : l’écriture, la rencontre avec l’autre, la notion d’histoire (la petite ou la grande ; qu’elle soit privée ou publique).
La formation de biographe
Quelle est l’origine de cette reconversion ?
Il y a eu une lassitude début 2010 dans ce métier lié aux collectivités locales, où nous étions nombreux à concourir sur les appels d’offres. J’étais ingénieur culturel depuis 8 ans quand ma mère a eu un accident grave, et je voulais arrêter de courir d’un bout de la France à l’autre pour les projets que je présentais. Je faisais 60 000 kilomètres par an en voiture !
Lorsque ma mère a failli mourir, je me suis demandée ce que je connaissais de mon histoire familiale, constituée d’une suite d’exils sur trois générations. De Belgique vers la France (et retours, à l’exception de la génération de mes parents). Il y avait l’envie de revenir sur cette histoire familiale, l’envie de reprendre l’écriture. J’ai écrit de tout temps, et avec les missions d’étude, quand on court de Marseille à Lille, on n’a pas le temps…
La formation de biographe d’Aleph vous a t-elle permis d’acquérir des savoir-faire propres à ce nouveau métier ?
La formation d’Aleph a été remarquable, je ne savais pas au début que l’activité de biographe existait. Quand j’en ai eu connaissance, j’en ai vraiment découvert l’amplitude. Ce que recouvrait cette activité, le rapport à la langue, à l’écrit, les techniques d’entretien, comment on déforme ce qu’on entend par rapport à son propre vécu. Il est très clair que sans cette formation, je n’aurais pas commencé ce métier, je n’aurais jamais osé me lancer toute seule.
Quel a été le déclic qui vous a convaincu de changer d’activité ?
Dans les années 2015-2106, il y a eu plusieurs maitres de la photographie qui sont morts. Je me souviens notamment, en 2013, de la mort de Denis Roche; deux tables rondes à Arles avaient été organisées sur son travail. En sortant de ces tables-ronde, malgré toutes les interprétations que l’on pouvait faire de son œuvre en tant que poète, photographe et plasticien, personne ne pouvait dire comment lui, voyait son œuvre, comment il l’avait construite, comment il en était venu là. Je suis ressortie de ces échanges avec seulement des hypothèses.
Il y a beaucoup de biographies d’hommes et de femmes politiques ou d’écrivains, mais peu dans les arts plastiques, et pas de photographes vivants. Un photographe c’est quelqu’un qui est dans l’action, dans le présent; il ne va pas forcément constituer des archives de ce qu’il est.
La rencontre avec Éric Cez, éditions Loco
Qu’avez-vous fait à la sortie de cette formation ?
J’ai suivi la formation de biographe d’Aleph-écriture en 2016-2017. Je m’y suis consacrée ensuite à 100%. Comme mon orientation était de faire des biographies de photographes, j’ai passé un an et demi à créer une base de données, chercher des éditeurs (centres d’art, magazines, etc.), afin de leur envoyer une proposition de travail. J’ai mis deux ans à trouver un éditeur qui veuille bien se lancer dans l’aventure de créer une collection de biographies de photographes.
J’ai rencontré Éric Cez des éditions Loco entre 2018 et 2019. Il a créé une collection autour ce projet. Mon travail aurait dû être publié en juin 2020 pour les rencontres d’Arles, mais il y a eu le confinement, le livre est sorti un peu plus tard.
Jacqueline Salmon, une vie réfléchie
L’idée de la biographie de Jacqueline Salmon a-t-elle joué un rôle dans ce choix ?
Je suis venue avec un choix de photographes potentiels, et c’est Eric Sèze qui m’a proposé de travailler sur Jacqueline Salmon. En 2020, elle devait avoir une exposition rétrospective au musée Réattu. Il a édité un gros volume monographique sur son travail, les textes et les images.
Comment faire pour raconter une vie aussi intense, presque sur l’instantanéité, en 90 pages seulement ?
J’ai eu du mal à rester dans la contrainte qu’Éric Cez m’avait donnée. J’ai écrit beaucoup de notes de bas de page. En tant qu’éditeur de livres de photographes, c’était un champ nouveau pour lui. Quand il a lu le manuscrit avec sa co-éditrice, il m’a autorisée à réintégrer les notes dans les textes. Certains choix ont été faits avec Jacqueline Salmon.
C’est ma 3ème biographie de photographe et j’ai développé une méthode de travail. Je fais un très grand tableau Excel, je mets la ligne de vie (mariage, diplôme, et ensuite œuvre par œuvre, entrée en galerie ou pas, afin d’arriver à y voir clair). Le tableau lui-même de la biographie de Jacqueline Salmon était impressionnant (l’éditeur voulait le publier mais cela aurait été au détriment du texte). Je travaille avec, et au bout d’un moment, j’arrive à voir tous les mécanismes de travail du photographe, j’arrive à voir des strates, et composer le livre.
Il y a plusieurs fils : l’amour (qui déclenche un projet), le travail de recherche à partir de ce qui arrive dans sa vie. Il y a une discontinuité difficile à rendre dans son processus de création. Si on fait une biographie de Boltanski, on ne trouve pas cette discontinuité.
Je ne sais pas ; il y a ce qui est visible et ce qui n’est pas visible. Ce qu’on sait moins par exemple, c’est toute la part d’enseignement de Jacqueline Salmon. Elle avance aussi à travers ce qu’elle produit pour ses étudiants, et avec les commissariats d’exposition. La difficulté pour moi résidait dans le fait que je ne pouvais pas garder une vision chronologique. La genèse d’une œuvre s’échelonne parfois sur dix ans. J’ai opté pour des thématiques.
Vous l’avez vue combien de fois ?
Je l’ai vue six fois, deux à trois heures. Une 1ère fois dans sa maison de Charnay, dans sa cuisine, et à la fin dans son appartement parisien. Parfois on a été un mois sans faire d’entretien car elle était sur d’autres projets. Jacqueline Salmon écrit aussi, et j’ai inséré ces passages, ce qui restitue sa parole vivante.
Elle est très en amont de la création de ce qu’on appelle aujourd’hui « la photographie plasticienne » et reste encore peu connue du grand public.
Il y a deux choses qui ont joué : sa génération, le fait qu’elle soit une femme, et se soit accrochée à des thématiques difficiles comme la photo d’architecture (non documentaire, avec une vision personnelle), et le fait qu’elle soit Lyonnaise (non parisienne). Par ailleurs, Jacqueline Salmon fait des choix libres de toute contrainte; elle peut aussi bien mêler des thèmes liés à la musique, à la danse qu’à la gastronomie ou l’anthropologie.
Combien de temps met-on à écrire une telle biographie ?
J’ai mis six mois environ. Les deux autres photographes dont j’ai écrit la biographie c’était pareil (missions, vernissages, etc.).
Peut-on vivre du métier de biographe ?
Éric Cez a accepté de publier le livre, mais j’ai dû trouver le financement de la rémunération de mon travail de biographe. Les éditions Loco ont pris en charge le coût de production du livre, de sa diffusion, de la communication. On est en train de travailler ensemble pour trouver des partenariats pour éditer des prochains titres.
Une biographie d’artistes en termes de temps est évalué à davantage que 2500 euros (tarif généralement pratiqué pour cette activité, dans un cadre de biographie familiale), car il y a une recherche importante à faire avant. En fait, 3500 à 4000 euros est le coût réel d’une biographie d’auteur.
« Je m’applique à citer l’artiste par des verbatim issus de nos entretiens »
Un mot pour qualifier Jacqueline Salmon ?
Je crois : Ouverture. Elle est ouverte à la vie et à tout ce qui se passe. L’histoire du piano qu’elle achète en allant chercher des lentilles, sa façon de ne pas gâcher une opportunité de ce que la vie a mis sur sa route. Ce regard sur le monde…
Ma limite a été de ne pas rentrer dans le champ de la critique. Je ne suis pas critique d’art, conservateur ni commissaire d’expositions. Ce qui m’intéresse c’est de raconter l’histoire d’une vie. La difficulté à laquelle je suis toujours confrontée est que les artistes, quand on les interroge sur leur vie, enclenchent sur le discours qu’ils ont dû déployer pour expliquer leur travail. Ce qu’il m’intéresse de dire, c’est comment l’oeuvre s’est inscrite dans leur vie. Ce sont les conditions, la mise en péril qui m’intéresse, ce qui est rarement rapporté dans le texte d’un catalogue.
J’essaie de faire voir les oeuvres qui font la vie, à la différence d’œuvres sur les cimaises. Dans une exposition, beaucoup d’oeuvres ne seront jamais montrées. C’est davantage le processus de création que je veux écrire, sans analyser les oeuvres (un travail qui est fait dans les catalogues d’exposition). Les biographies que j’ai envie de faire sont très différentes de celles qu’on peut faire d’artistes morts…
Je m’applique à citer l’artiste par des verbatim issus de nos entretiens. C’est important de donner à lire et à voir.
Emmanuel Carrère dit dans son livre D’autres vies que la mienne (un livre que son beau-frère lui a suggéré d’écrire à la mort de sa belle-soeur ): « Il savait bien que parlant d’elle je parlerai de moi ». Il ne filtre les choses qu’à travers lui. Il n’y aura que de la subjectivité. C’est une dimension que je veux faire ressentir.
« Faire une biographie c’est une rencontre avec quelqu’un, et j’ai besoin de me nourrir de ces rencontres ».
Est-ce que vous y trouvez votre compte au niveau littéraire ? Là on est dans « l’écriture appliquée » ?
Oui. J’y trouve mon compte : faire une biographie c’est une rencontre avec quelqu’un, et j’ai besoin de me nourrir de ces rencontres. Dans la photographie je tiens depuis 30 ans avec ça. Lors des Rencontres de la jeune photographie internationale à Niort, on accueillait 8 jeunes résidents avec un grand photographe, d’une semaine de résidence on est arrivé à financer 21 jours, et il y a aujourd’hui 3 mois d’exposition dans la ville de Niort. La part de l’écriture est comblée par ce travail. Je m’applique à trouver du rythme, mettre du lien dans les phrases. Pour moi il y a un vrai jeu d’écriture.
Par ailleurs, Aleph m’a mis le pied à l’étrier via les ateliers d’écriture. Je ne me l’autorisais pas avant, mais Michèle Cléach est venue me tirer par la manche un jour, pour intervenir en temps qu’animatrice sur le dispositif créé avec Bayard presse « Ecrire et éditer son histoire de vie ».
Cela fait deux ans et demi que j’anime mensuellement des ateliers d’écriture à la médiathèque du Blanc. Et je viens d’être retenue pour une résidence d’écrivain en Picardie pour animer plusieurs séries d’ateliers d’écriture avec 6 groupes de jeunes (début en mars 2024).
Comprendre comment une personne fait le choix (ou non), un jour, de vivre de son art permet, me semble-t-il, de mieux approcher l’œuvre de l’artiste en question.
Quels projets de biographies avez-vous aujourd’hui ?
Mon second livre aux éditions Loco vient de sortir : « Femmes photographes. Dix ans de luttes pour sortir de l’ombre« . J’en assure actuellement la promotion.
Si je privilégie les biographies d’artistes, c’est pour rester proche d’un milieu que je côtoie depuis plus de trente ans. Comprendre comment une personne fait le choix (ou non), un jour, de vivre de son art permet, me semble-t-il, de mieux approcher l’œuvre de l’artiste en question.
Cependant, je ne suis pas focalisée exclusivement sur les artistes. Tout un chacun peut porter un projet de mettre par écrit une partie de son histoire et n’a pas toujours le temps ou l’aptitude à le faire. C’est un champ infini.
J’ai écrit des biographies familiales aussi, dont celle d’une femme de 96 ans qui a passé 35 ans dans la boutique de son mari cordonnier… J’ai également écrit le récit sur le combat d’un collectif constitué contre la fermeture de la maternité du Blanc, et suis en recherche d’un éditeur.
J’ai un projet de biographie de photographe qui débute, et je cherche un financement pour en lancer une autre biographie.
Il faut vivre de passion, sinon ce n’est pas drôle !
Danièle Pétrès
Pour aller plus loin, consultez le site de Sylviane Van de Moortele