Sophie Divry : « Libérer son imaginaire »

Chacun des romans de Sophie Divry explore un genre différent. Le réalisme (La Condition Pavillonnaire), l’humour caustique (Quand le diable sortit de la salle de bain) ou encore la dystopie (Trois fois la fin du monde). Également auteur d’un essai théorique littéraire Rouvrir le Roman, elle animera du 20 Septembre au 18 Octobre 2023 à distance à Aleph-Écriture un stage visant à libérer l’imaginaire pour accéder à la fiction. Elle nous dit ici pourquoi.

L’inventoire : Chacun de vos livres explore un champ différent de la fiction. Est-ce la volonté de trouver la forme juste par rapport à un sujet, ou une volonté de « repartir à zéro » à chaque livre ?

Sophie Divry : Un peu des deux. À moins que je sois schizophrène, multi-polaire et hyperactive, et que je n’aie trouvé que cette façon de me soigner ! Si je reprenais la même manière d’écrire d’un livre à l’autre, je m’ennuierais. C’est déjà assez ingrat d’écrire, je n’ai pas envie de me barber moi-même. Et puis Flaubert et Annie Ernaux le disent chacun à leur manière, chaque livre contient en lui sa propre forme, qu’il faut la trouver selon son projet. Pour reprendre une autre expression connue, la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Et comme je change de sujet à chaque livre, il change automatiquement de forme. J’aime explorer la grande Maison littérature, et pas un seul de ces genres. Mais, avec les années, il y a des continuités qui se tissent, sur la question politique ou sur le thème de la solitude.

Au-delà de l’humour de « Quand le diable sortit de la salle de bain », faites-vous (ou avez-vous le souhait) de faire œuvre de moraliste (au sens du 18ème siècle) pour réveiller les dormeurs ?

C’est marrant que vous disiez cela. Mes premiers mots de mon premier roman, La Cote 400, sont justement : « Réveillez-vous ! »

Kafka disait que chaque livre devait être une hache pour « briser la mer gelée en nous ». Oui, j’aime l’idée qu’un romancier soit aussi un moraliste. Dans le sens où un grand roman n’est pas juste un récit, n’est pas juste un style, mais travaille également de grandes questions morales : l’amour, le bien, le mal, la corruption, la bonté, etc… La matière de base de tout romancier, c’est l’âme humaine.

Pour présenter votre stage vous dites que « L’imagination s’entretient comme un muscle ». Comment entretenir ce muscle de l’imagination ?

Tout d’abord en s’autorisant. Écrire est un processus d’empowerment. D’empuissancement. Il faut s’autoriser à avoir des idées farfelues. Noter ce qui vous passe par la tête. Aller à la recherche d’associations insolites. Il faut observer beaucoup, se mettre en position créatrice, et se mettre à la place de

Sinon, le grand secret, c’est de lire et de piquer les idées des autres ! Donc lire de tout ! Poésie, fantasy, classiques…  Et regarder des films aussi, ou d’autres formes d’art. On peut avoir des idées en écoutant un concert, une association d’idées devant une toile de peintre…  Dans mon atelier, on fera des trucs pour muscler tout cela à base d’expériences de pensées. Ce sera un vrai laboratoire.

L’imagination est-elle un préalable pour écrire selon vous ?

Non. Moi quand j’ai commencé à écrire je me croyais incapable d’inventer une histoire. Par contre, j’adorais en lire aux enfants, et j’adorais qu’on m’en raconte. Et de fait, j’ai fini par apprendre l’art du récit. Ce n’est qu’avec le temps, lentement, en m’autorisant de plus en plus, en lisant des livres de plus en plus éclectiques, des livres qui ouvrent des portes (comme Amer Eldorado, Salmigondis, ou encore Solénoïde), que j’ai vraiment appris à me lâcher, à imaginer de tout. On peut très bien commencer sans imagination, et la voir grandir. Il faut bien avoir une marge de progression quand on écrit !

Que peut attendre un participant de votre stage de 6 matinées ?

J’attends des participants qu’ils n’aient pas peur. C’est le seul critère. Qu’ils se lâchent. Tant pis si leur texte n’est pas parfait. Il ne faudra pas être perfectionniste. Ce que je veux faire avec eux, c’est un saut dans l’imaginaire, dans la pensée. C’est leur donner des pistes pour sortir de la réalité, sortir de leur petit moi. Peut-être que certains trouveront ça difficile de s’imaginer devenir télépathe, se transformer en chien, fomenter un complot mondial… mais si on ne s’amuse pas à pousser les limites en écrivant, quand le fera-t-on ? En littérature, il n’y a pas de kilomètre autorisé !

Les six séances donneront des pistes. Libre à celles et ceux  qui le veulent, ensuite, de commencer un roman à partir d’une idée qu’ils auront eu à cette occasion. Je vois ce stage comme une livraison d’engrais pour l’imaginaire. Une livraison qui pourra fertiliser l’écriture de chacun longtemps encore après sa fin.

Comment enseigner que la forme est indissociable de l’écriture d’une histoire ? Pouvez-vous nous en donner des exemples pris dans vos lectures? 

Je vais vous la faire à l’envers. Qui n’a pas déjà acheté un livre pour son histoire, pour le sujet, pensant que ce sera chouette, intéressant, et n’a pas été déçu par sa lecture ? Pensez-y. En général, le sujet ou l’histoire est bien conforme à ce à quoi on s’attend. Il n’y a pas erreur sur la marchandise. Alors pourquoi on s’ennuie, on n’a pas envie de tourner les pages, voire on trouve ça mal écrit ? même si on ne l’exprime pas ainsi. Et bien ce qui nous manque (ou aussi, parfois ce qui fait obstacle, dans ces cas-là, c’est justement le style.

Qu’est-ce que le style ? C’est la qualité de l’émotion littéraire.

Le fait qu’on est ému justement parce qu’on lit un livre (et non qu’on regarde un film). Ça peut être le rythme parfait de la narration, la beauté de la phrase, la manière dont est écrite la psychologie des personnages. Mais tout cela se tisse phrase après phrase.

Si Madame Bovary avait été écrit par un romancier à succès comme Octave Feuillet (grand nom de l’époque aujourd’hui complètement tombé dans l’oubli), on se serait ennuyé à mourir avec cette pauvre dame mal-mariée, qui fait des dettes et meurt empoisonnée. Mais c’est Flaubert qui le met en scène, le met en phrase. À chaque phrase, on trouve de l’émotion littéraire, une tendresse, une poésie, une assonance ou une profondeur psychologique qui fait qu’on se passionne pour cette histoire.

Le style, en somme, c’est ce qui vous permet de soumettre le lecteur à votre imaginaire. C’est ce qui fait pousser la graine.

Dans votre dernier livre « Cinq mains coupées », vous inventez un système narratif, dont vous dites : « J’ai voulu créer un chœur, quelque chose de collectif, qui nous renvoie à nous-même ». (il s’agit du récit de 5 personnes qui ont eu la main arrachée au cours d’une manifestation des Gilets jaunes). Pourquoi avoir fait le choix de leur laisser entièrement la parole ?

C’est un livre entre le théâtre, la chronique historique et le journalisme. J’ai voulu aller rencontrer ces cinq hommes mutilés et sauver leurs paroles. Ils ont beaucoup de choses à dire et personne n’a entendu leurs récits de l’accident avec cette grenade. Les violences policières brisent des vies entières dans le silence et l’impunité. J’ai alors repris mes habits de journaliste, et je me suis fait enregistreuse, puis porte-voix. Ce sont strictement leurs mots, mais mis en scène par un montage qui leur redonne une unité. Mon apport esthétique est contenu, il consiste à dresser symboliquement un cadre qui les sort de leur isolement (alors qu’ils sont à Argenteuil, au Mans, à Bordeaux, etc.) et qui les inscrit dans un récit collectif (et non dans un accident individuel). Ces événements sont si douloureux qu’il m’est impossible d’en faire de la fiction. Il faut d’abord que les lecteurs et lectrices, en tant que citoyens, puissent comprendre ce qui s’est passé en France en 2018-2019 quand on a commencé à couper des mains aux manifestants. Pour le coup, c’est une « pièce au dossier » qu’un travail littéraire dans la manière dont je l’ai pensé. Mais il y a bien une forme, qui donne une cohérence, qui recréée une unité, et qui permet à chaque lecteur de le lire comme un cri lancé vers lui, et non comme un faits divers.

Voulez-vous dire que l’écrivain est aujourd’hui la dernière personne qui puisse sanctuariser la parole, la vie et la souffrance de gens auxquels personne ne s’intéresse plus ? Que le seul espace pour tenter une reconstruction sociétale est devenu le livre ?

Non, non, non. Il ne faut pas donner trop de pouvoirs aux écrivains. Souvent ils ne sont pas plus malins que les autres, juste plus prétentieux, et encore plus souvent, ils parlent depuis des milieux de la bourgeoisie et leur pensée est dotée de beaucoup de préjugés. Avec Cinq mains coupées, je documente les violences policières et je le fais avec mes compétences, c’est tout. Je regarde en face la société, je sauve ce que je peux sauver de la souffrance des dominés. Ce fut possible parce que j’ai été formé aux techniques journalistiques. Mais les écrivains n’ont pas d’autres missions que de partager et mettre au jour la condition humaine commune.

Sophie Divry

Ce qui peut rassembler les gens, ce sont des forces politiques, des discours qui donnent du sens, des mobilisations qui redonnent de la dignité, des espaces collectifs qui rendent de l’énergie et nous permettent de nous exprimer. Tout ce qui nous manque en ces temps de confinements.

Ce que peuvent les livres, c’est nous émouvoir, nous donner de l’empathie pour d’autres vies, d’autres destins.

Mais cette empathie doit ensuite se politiser, prendre forme, prendre part dans l’époque. Et là, ça ne dépend plus de  la littérature.  

Pouvez-vous nous conseiller une lecture que vous trouvez salvatrice en ces temps difficiles ?

Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin.

 Pour finir : écrire rend-t-il plus heureux ?

Ah non, pas forcément.

Mais ça permet de faire le tri dans les informations.

DP