Un texte de Brigitte François écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « Ecrire l’art, ou mon musée idéal » d’Aleph-Ecriture animé par Françoise Khoury.
Sidération
Je n’ai pas bien lu le guide du Routard. Je suis entrée dans le musée sans savoir qu’il y avait ça. Là.
Les données techniques, je les connaissais déjà. Un monument, un tableau aux dimensions spectaculaires. J’avais vu des reproductions, dans des livres – de format A3 au mieux. Je les croyais en noir et blanc. Mais non, c’est le tableau qui est en noir et blanc.
Ce sont près de 35 mètres de long, près de 8 de haut. C’est ce que dit le cartel, minuscule. Le cartel ne dit pas grand chose d’autre. Il y a une date, aussi : 1937.
Œuvre de protestation, travail militant, hurlement. C’est ce hurlement qui me retient dans la salle qui contient Guernica… ou plutôt qui tente de la contenir. Car ça déborde, ça envahit.
Il n’y a rien pour s’asseoir. Je vois bien que, comme moi, ceux qui entrent cherchent quelque chose sur quoi s’appuyer. Mais nulle banquette, nul siège, rien.
Rien que le coup de poing que certains semblent recevoir au visage, yeux exorbités, bouche grande ouverte sur l’atrocité. D’autres le ressentent visiblement à l’estomac, se plient un peu, se tassent sur leurs appuis, trébuchent, vacillent.
On s’approche d’un pas hésitant. On sait ce qu’il y a à voir et pourtant, on ne savait pas.
Le taureau en haut à gauche, le cheval qui hurle, cette ampoule allumée, qui éclaire quoi ? Et puis les corps de ceux qui tentent encore de fuir, de ceux qui agonisent, de ceux qu’atterre l’effroi. Il y a ces bras qui se lèvent en un appel désespéré, ces yeux qui se ferment, ces bouches qui appellent à l’aide. C’est hideux, monstrueux. C’est hideusement parfait, monstrueusement beau. Les détails frappent. On recule ; le regard cherche à capter l’ampleur, mais le corps semble la refuser. Il naît comme une nausée, l’atrocité génère un nœud similaire à l’appel du vide : on est face à un indicible abject et on s’approche, comme au bord d’une falaise, d’une chute d’eau verticale. Et puis le cerveau réagit, nous fait reculer d’un pas, mise en sécurité sommaire et symbolique.
À Prague, j’étais allée dans le ghetto. Et avais ressenti la même nausée. Plus récemment, je suis passée à Oradour Sur Glane. J’y étais seule, en dehors du tourisme de masse rendant la chose potentiellement sordide. Ce n’était pas Guernica, mais l’innommable était palpable, atrocement présent.
Guernica se trouve dans le Musée de la reine Sofia à Madrid. Je suis sortie. Je ne connais rien d’autre de ce musée.
Brigitte François