©FK- «Vis à vis »

Du 14 au 24 février 2014

Cette semaine Françoise Khoury vous propose d’écrire à partir du livre d’Emmanuel Venet, Rien (Verdier, 2013). 

Extrait

« Comment pourrais-je dire à Agnès mon impression de m’être fourvoyé avec elle en raison de notre excessive différence, et en même temps ma certitude qu’il en aurait été de même avec n’importe quelle autre femme ? Comment exprimer sans être blessant l’amertume tenace qui en résulte, née du sentiment d’avoir manqué l’aiguillage et de cheminer sur une piste qui les vaut toutes mais qui est seule à me faire regretter celles que je n’ai pas prises ? La douleur de savoir qu’il n’y aura pas de deuxième chance, et peut-être aucune alternative tant la vie ne nous est donnée que pour être transmise et perdue ? Voilà qui amène probablement Agnès à des considérations voisines : je suppose que même allongée nue à côté de moi et bercée par les répliques de son plaisir, elle doit systématiquement rêver aux amants qui lui ont fait espérer une échappatoire, regretter sa liberté, me détester d’amour et m’aimer de haine, et au bout du compte tenir autant que moi à notre lien bancal censé nous protéger du pire.

 Suggestion

« À quoi penses-tu ? » sont les premiers mots du livre d’Emmanuel Venet, Rien (Verdier, 2013), qui se termine par « à rien », dialogue quelque peu rudimentaire entre le narrateur et la femme avec qui il partage sa vie depuis vingt ans. Entre ces deux moments, le narrateur nous aura raconté l’histoire de son alter ego, objet de ses recherches universitaires en musicologie, le musicien mineur au nom improbable de Jean Germain Gaucher, qui aura toute sa vie raté des coches qui lui auraient permis de devenir un compositeur marquant l’histoire avant de finir écrasé par son piano, suicide ou accident, on ne sait. Il est son double, ligoté comme lui dans une vie domestique et un besoin de gagner sa vie qui lui pompent toute son énergie mais qui est bien confortable pour se dire que, sans ça, il aurait sans doute été, lui, un grand écrivain.

Imaginez une scène à deux personnages (qu’ils soient amants, amis ou parents). Le moment semble paisible, presque heureux : aucun grief à l’horizon, aucun reproche, pas le moindre début de contentieux – et pourtant une sous-conversation inavouable s’engage, celle que chacun mène dans la tête et paraît si étrangère aux mots prononcés. Envoyez-nous votre texte (attention : un feuillet de 1500 signes au maximum).

Lecture

Qu’est ce qui se joue au début d’une relation amoureuse à l’insu de partenaires qui, après de longues années de vie commune, ressentent amèrement l’infinité des vies possibles qui se seraient ouvertes à eux s’ils n’avaient pas été liés ? Le livre d’Emmanuel Venet, psychiatre de profession, n’est pas simplement une histoire d’amour déçu, tenue par l’ennui, nostalgique d’un temps où toutes les promesses étaient permises. Le cœur de l’histoire tourne autour de la création artistique et des conditions de son émergence. Qu’est-ce qui nous contraint, quels sont les murets que l’on érige à son insu, le peu de liberté que l’on s’accorde pour achever une œuvre, qu’elle soit littéraire, musicale ou picturale ? Son personnage, quoique malchanceux, a au moins le mérite d’avoir connu quelques heures de gloire et d’avoir eu une histoire d’amour, déçue aussi mais on n’y échappe pas, en marge de sa vie conjugale qui, elle, n’était pas de tout repos. Le narrateur ne peut pas en dire autant. Ses écrits professionnels sont, croit-il, la risée de ses collègues ; sa vie conjugale coule doucement, sans aspérités excitantes, entre gigot dominical et étés à la mer ; quant à ses amours passagères elles n’existent que dans ses fantasmes. Mais le point qui fait mal, c’est d’avoir été incapable d’écrire. Bien sûr, à un moment de l’histoire, l’occasion se présente d’être enfin seul à la campagne sans la famille, avec tout son temps pour noircir des pages. Passage drôle : Venet décrit non sans humour tous les prétextes que le narrateur s’impose pour retarder la mise en chantier de son oeuvre. Qui n’émergera jamais. Et sa tristesse de constater, avec lucidité, que si sa femme l’a choisi, c’est parce qu’il était promis à un bel avenir universitaire et à l’écriture de livres qui feraient date. D’abord flatté, le narrateur n’est plus que désillusion vingt ans après, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Il est captif de sa vie bien rangée, et s’il y tient malgré tout, c’est parce qu’il n’y a rien d’autre à côté. Il ne sera jamais l’écrivain marquant qu’il ambitionnait devenir.

 FK

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