Ce lundi 7 avril à l’Institut finlandais, avec l’écrivaine et comédienne Emmanuelle Pavon Dufaure, c’est de théâtre, de musique, de « sono-matique », de design culinaire, d’une mise en scène au théâtre des Déchargeurs et d’un chantier d’écriture dont il est question. Elle répond à l’invitation d’Estelle Lépine, avec laquelle elle a suivi la formation de formateur et qui a été séduite par son « art de la parole », son « écriture de la voix ».
« Quand j’ai commencé à écrire, j’ai écrit en sons. J’enregistrais des histoires sur mon magnétophone ». « La voix a toujours été essentielle pour moi » confie-t-elle. « La parole du théâtre est arrivée après, comme une évidence. »
Le texte et le spectacle dont Emmanuelle Pavon Dufaure nous livre des extraits se nomme Concerto en cuisine pour Jacques, Christine, Alain et les autres en hommage à Claude Sautet, à ses scènes de banquet et à son univers dans lequel « on prend le temps de prendre le temps». C’est une pièce autour de la cuisine, des repas, de ce qui se partage – ou pas – dans ces moments voués à la convivialité. Au centre, un chef, d’orchestre ou cuisinier, qui cuisine les personnages comme les ingrédients des plats de la pièce, en mélange les textures. Autour, la brigade des « cuisinantes » : la femme qui essaie de faire monter la mayonnaise ; la gourmande qui n’a pas trouvé l’homme bon ; la femme au régime perpétuel ; celle qui n’est plus amoureuse mais fait semblant de cuisiner ; Babeth, la participante gourmande à de l’atelier de reality cook ; l’enfant qui voulait rattraper la mouche etc.
Au départ, ces personnages sont autant de des petites musiques. « Je les entends d’abord musicalement ». Ils sont nés d’un travail avec un musicien qui, sur scène les convoque par le son. « Il m’a fait écouter plein de sons, des bruits du quotidien ». Les bruits de couteaux suggèrent une vie découpée en petits morceaux, qui manque d’air. Ils donnent naissance à la femme qui n’est plus amoureuse mais fait semblant de cuisiner.
« J’ai un rapport particulier aux personnages. J’ai toujours peur de la personne qui peut en surgir » dit Emmanuelle Pavon Dufaure. D’où son besoin d’en créer d’abord beaucoup « pour avoir le sentiment de ne cibler personne ». Quand ils arrivent, « c’est comme des fantômes, d’où ces dénominations assez abstraites », ce sont des ombres, des personnages qui guettent, comme le spectre au début de Hamlet. Mais d’emblée, ils doivent avoir un corps dans lequel l’acteur pourra transpirer pendant une heure trente. « J’aime bien l’idée qu’ils sont pris dans un geste, croqués sur le vif ». Ainsi, la femme qui n’est plus amoureuse n’en peut plus des bruits que son mari fait avec sa bouche.
Et puis la cohorte des douze ou quinze personnages se resserre. Le processus d’écriture est « très laborieux ». « Je passe par quarante phases différentes ». « J’ai un rapport à l’écriture faite de barrage, je mets régulièrement mes phrases et mes personnages au supplice ». Mais les personnages finissent par prendre leurs tics de langage, leur phrasé. Les plus flamboyants, ceux qui parlent le plus fort, restent dans l’aventure. Les autres disparaissent.
Entre temps, et très vite après le premier jet, Emmanuelle Pavon Dufaure a besoin « d’une confrontation » avec la scène et avec les personnes avec qui elle travaille : musicien, comédiens, metteur en scène… « C’est un peu suicidaire ». Mais cet écho qui peut être violent sur le moment la fait avancer, lui permet de ne jamais oublier qu’elle écrit pour d’abord pour des corps et des voix. Et puis « c’est un bonheur de ne pas être seule en écriture ». Elle pense être incapable de mettre en scène ses propres textes, mais c’est très fort pour un auteur que de voir – sur le plateau – son texte partir dans des directions insoupçonnées. Parfois, devant la panne des metteurs en scène qui peinent à trouver des idées, « on ne peut s’empêcher de se demander s’il y a quelque chose qui cloche dans son texte ». Mais il faut « être dans un acte de résistance », « avoir quelques certitudes ». Comme Pirandello, qui lors d’une répétition de Six personnages en quête d’auteur, répondait à une comédienne qui lui disait avoir un problème d’interprétation : « que voulez-vous que j’y fasse, Mademoiselle ? ».
La difficulté est aussi celle d’être un auteur-comédien, qui doit porter son texte. « J’ai eu du mal à amplifier, comme si les mots étaient à l’intérieur de moi et que, tout à coup, il fallait les porter à l’extérieur. » Mais être comédienne de son propre texte, c’est aussi avoir le sentiment que le texte continue d’exister, que les mots continuent de résonner, de faire écho. On fait la paix avec l’idée de finir car « clore un texte, c’est difficile ».
L’idée d’écrire autour de la cuisine lui vient de l’émotion des rencontres avec sa grand-mère à la fin de sa vie. Elle avait perdu la mémoire, le langage et le sens des mots ; avait oublié jusqu’au nom de sa petite fille. Mais quand elle la voyait, elle se rappelait son plat préféré : steack frites. « Il y a là quelque chose de bouleversant dans ce rapport au corps. J’ai eu envie de travailler autour du langage et de cette prégnance des cellules, de cette mémoire de la singularité des plats préparés par un tel ou un tel et dont on se souvient même après leur mort. » « Quelle alchimie fait que quelqu’un prépare un plat unique ? » « Il y a quelque chose de très intéressant dans cette partie du corps qu’est la bouche ». Chabrol disait qu’on ne ment pas la bouche pleine, que les masques tombent quand on mange parce qu’on est à nu. Il y a une théâtralité du repas et de la table autour de laquelle plein de choses se jouent. Au départ, elle a eu envie de travailler sur la convivialité. Mais très vite, il s’est agi de travailler l’idée de la restauration de l’être. Il faut manger pour vivre et aussi vivre pour manger. Dans le fil de la pièce, les personnages, « construits au départ comme des caricatures, croqués sur le vif », tombent le masque et l’on pénètre de plus en plus à l’intérieur. « Petit à petit, ils cuisent et ça se craquèle ». On entre à l’intérieur des personnages et du langage.
Le texte est-il publiable ? Et si oui, quelle partie du texte ? Est-il possible de fixer les didascalies musicales ? Faut-il spécifier les bruits de couteau, leur rythme, leur timbre ? La question est d’autant plus complexe que la mise en scène du texte est également accompagnée d’un travail de design culinaire. En sortant de la pièce, le spectateur peut déguster une version apéritive de chacun des personnages. Et la fin devient faim.
On comprend alors que la question de la traduction physique sur papier de ce spectacle total intrigue. Le texte peut-il exister sans les sons ? Faudra-t-il y glisser de petits chocolats ? sera-t-il un livre à manger ?
Pour autant, n’attendons pas d’avoir faim pour aller déguster Concerto pour une cuisine au théâtre des Déchargeurs tous les lundis soirs du 14 avril au 7 juillet.