« Rentrer », Julie Russias

Rentrer

Elle va rentrer chez elle, retrouver ses jardinières, son arbre. Les mauvaises herbes ont dû pousser entre les dalles de la cour. Et le frigo ? Elle ne se rappelle plus ce que Jacques et Cécile ont dit : l’ont-ils laissé branché ? Le jardin doit manquer d’eau, il n’a pas tellement plu ces derniers temps et personne pour arroser. Les feuilles mortes doivent envahir la cour. Il faudra les ramasser, aérer aussi, refaire le lit avec des draps propres. Il faudra du temps pour tout remettre en état.

Elle va rentrer, même s’ils changent de sujet à chaque fois qu’elle tente d’en parler. L’humidité a dû en profiter pour s’installer, surtout au rez-de-chaussée. Et les chats des voisins, est-ce qu’ils reviendront ? Elle en a assez d’être là. Ils répètent que c’est juste pour qu’elle se repose, qu’elle reprenne des forces. Ils répètent que c’est temporaire. Demain, lorsque Cécile téléphonera, elle ne la laissera pas l’interrompre. Avec fermeté, elle lui rappellera que ce n’est pas à eux de décider. Et le courrier ? La boîte aux lettres ? Jacques a bien dit qu’il passait la vider de temps en temps. De temps en temps ce n’est pas tous les jours.

A l’intérieur, la poussière a dû se déposer partout. On ne laisse pas une maison inhabitée aussi longtemps. Et la salle de bain ? Il lui a apporté quelques produits mais pas tous, pas les bons et elle n’a pas osé se plaindre. Elle lui cause déjà tellement de soucis. Les journées de pluie où elle se calfeutrait à l’intérieur lui manquent, les après-midis de chaleur aussi : dans la pénombre, volets fermés, à poser ses pieds nus sur les tomettes du couloir pour se rafraîchir. Ici les fenêtres ne s’ouvrent pas. Ici on règle la température en appuyant sur un bouton.

Oui, demain, elle va rentrer.

Le bruit du portail, la véranda et sa porte coulissante un peu dure à pousser à cause des  roulements à billes usés. Et le congélateur, est-ce que Jacques l’a vidé ? Elle ne sait plus ce qu’il a dit, elle n’ose pas lui demander encore, il va penser qu’elle perd la boule.

Une maison, on s’en occupe. Autrefois ils étaient quatre à l’habiter : Emile son mari, elle, puis Jacques et Cécile. Les enfants partis, la grande chambre s’est transformée en bureau. Ils revenaient pour les fêtes, l’été. Plus tard, le bureau est redevenu une chambre, occupée par les petits enfants, pendant les vacances. Ils ont vieilli, Emile a perdu la tête. Il est mort la nuit, dans leur lit, en dessous de leur photo de mariage accrochée au mur, et tout près de la commode où elle range ses bijoux, ses foulards et du courrier.

Non, une maison on ne l’abandonne pas comme ça.

Ils avaient fait construire. Elle avait voulu des pièces lumineuses, spacieuses et lui un jardin pour faire un potager. Oh, pas immense, quelques salades, cinq ou six plans de tomates l’été. Ils avaient remboursé le prêt juste avant d’être à la retraite. Sur le coup, ils n’avaient pas pensé aux marches, à cette cage d’escaliers trop raide. Tant pis, elle était belle leur maison ! La table basse dans le salon où elle posait sa paire de lunettes, sa tasse à café le matin. Et dans la cuisine, à côté du frigidaire, sa cafetière à filtres. Cécile lui avait proposé un modèle plus récent, avec des dosettes, mais elle avait refusé. Tous les matins, elle installait un nouveau filtre, remplissait le réservoir d’eau pour deux tasses puis les trois cuillères de café moulu : c’est ce goût-là qu’elle aimait. Son économe posé à côté de l’évier et le petit poste de radio qu’elle écoutait pendant qu’elle épluchait.

Ils disent qu’elle risque de tomber encore. Ils ne lui font pas confiance. Ses rideaux qui  volètent l’été dans le salon et la voisine qui l’appelle dans la cour.

Est-ce qu’ils ont coupé l’eau ? Elle est partie si vite. Les pompiers, la chute, elle n’a rien pris avec elle, rien fermé.

Son fauteuil lui manque, son plaid, la vue sur son arbre. Elle peut bien rentrer chez elle, elle s’est toujours débrouillée. Ici ça sent la soupe, la vieillesse. Ici, ça sent la mort.

Elle n’est pas comme eux. Elle n’en est pas là.

Elle va retrouver le soleil qui perce le matin dans sa chambre. Le bruit des portes battantes de l’entrée. Son lave-vaisselle, le calendrier offert par la banque accroché au mur, sa nappe.

Elle a glissé, elle est tombée, mais elle ne recommencera plus. Emile est mort dans la maison et elle n’ira pas mourir ailleurs. Demain elle leur dira tout ça.

Ils répètent que le problème c’est l’escalier. Ils n’ont que ce mot à la bouche, l’escalier.

Et son rosier, est-il déjà en fleurs ?

Ici, sur les plateaux du petit déjeuner ils glissent des confitures en barquettes, pas fameuses, rien à voir avec les siennes.

Elle se débrouillera avec la petite qui venait lui faire sa toilette le matin dans la maison. Elle lui demandera de lui faire quelques courses, elles s’arrangeront toutes les deux. Les enfants  préfèrent qu’elle soit là, en sécurité. Ils disent qu’au moins elle voit du monde. Mais elle veut rentrer ! Elle est tombée à cause de ses vieux chaussons qui lui tiennent mal aux pieds. Ici, on doit se coucher trop tôt. Ici, ils entrent sans frapper. Ici, elle reste dans la chambre pour ne pas croiser ceux qui déraillent.

Dans l’escalier elle se cramponnera, elle ne risque rien. La fenêtre de la cuisine qui donne sur le toit de la maison des voisins, celle du bureau qu’elle laisse ouverte les nuits d’été. Le miroir dans le salon, les passants dans la rue, le bruit de la pluie dans la gouttière. Son petit balcon avec ses bacs de géraniums, personne n’a pu les arroser. La marche pour descendre sur le balcon. Elle fera attention à cette marche, à toutes les marches. D’ailleurs ce n’est pas à cause d’une marche qu’elle est tombée. Sa lampe près du fauteuil qu’elle allumait avec le pied. La sonnerie du téléphone fixe et celle de la sonnette de l’entrée. Ils avaient réglé le son au maximum pour qu’Emile puisse l’entendre les derniers temps.

Tant pis si elle tombe à nouveau, elle veut rentrer chez elle.

J.R.