Il a le regard bleu vif et quand il sourit on pense au regard de Charlie Chaplin. Présence tranquille, décontraction joyeuse, chaussettes bleu roi, Richard Ford est en tournée en Europe pour présenter son nouveau livre « Le paradis des fous », 5ème opus des aventures de Franck Bascombe. Rencontre.
L’ex-reporter devenu agent immobilier d’Un week-end dans le Michigan et d’Independance, fait son retour dans « Le paradis de fous », clôturant le parcours de son héros, dans une Amérique middle-class qui a vu passer la crise des subprimes et Donald Trump, mais a su garder ses diners mexicains déglingués et ses motels aux enseignes bubble-gum.
Avant sa venue au Festival America, dimanche (Happy birthday Mister Ford ! à 15h), Richard Ford a présenté son livre à la librairie Les Nouveautés en compagnie de son éditeur, Olivier Cohen, et de sa traductrice, Josée Kamoun. Une occasion rare de rencontrer en petit comité cet immense écrivain, qui a dispensé entre la lecture de deux extraits de son livre une leçon de littérature, l’air de rien, même s’il déteste l’esprit de sérieux.
Dans ce roman, Richard Ford a essayé de mettre « tout ce qu’il sait, toute son expérience de la vie et de l’écriture ». L’écrivain de quatre-vingt ans l’a conçu comme un aboutissement de son oeuvre. Un mélange d’ironie et d’émotion, tissé serré, rapide, nerveux, des phrases qui coupent telles des lames pour se fondre en une mosaïque de scènes américaines ordinaires, à l’image de celle, dans un magasin Trader’s Joe, où Franck Bascombe peine à se rappeler ce qu’il est vraiment venu chercher, tandis que ce qui l’attend dans la chambre d’un motel, c’est la mort de son fils.
Ecrire est une responsabilité
Lorsqu’un lecteur s’étonne de la traduction française du titre « Be mine » (« Le paradis des fous »), Richard Ford revient sur la genèse’ de son texte. Alors qu’il était dans un taxi avec son avocat il y a une dizaine d’années, celui-ci lui dit tout à coup « tu devrais écrire un livre sur la Saint Valentin » (plusieurs de ses romans se déroulent pendant une fête américaine). Immédiatement, Richard Ford lui répond « oui, et le titre sera ‘Be mine’ ». De ce titre intraduisible en français (Sois mien), l’éditeur en proposera la métaphore courant au creux du roman. Celle d’une folie carnavalesque qui amène un père et son fils mourant à rejoindre en voiture le Mont Rushmore.
On trouve souvent ce contraste entre tragédie et comédie dans les pièces de Shakespeare, et c’est ce qui a amené Richard Ford à choisir une phrase d’Emerson comme fil conducteur de « Be mine », au moment où il en débutait l’écriture : « Travel is a fool ‘s paradise » (le voyage est le paradis des fous). Ainsi, le voyage qu’entreprend un père et un fils au cœur d’une Amérique dévastée par le divertissement, est entrepris à la fois pour fuir la mort annoncée du fils, et aussi, comme possible rédemption d’un père qui sera là jusqu’au bout pour vivre chaque instant avec lui, allant au plus loin de ce qu’il peut faire en tant que père.
Jouer avec le langage a toujours été un délice pour moi. Le langage n’est pas un dû, les mots sont là pour qu’on en fasse usage
Richard Ford n’aime pas tellement les écrivains qui disent « les personnages de mon livre m’ont échappé », parce qu’il est clair pour lui que c’est l’écrivain qui raconte l’histoire, et qu’il entend bien la maitriser d’un bout à l’autre. « Jouer avec le langage a toujours été un délice pour moi, comme lorsque je lis un livre d’Italo Calvino, que j’adore. Mon boulot c’est d’être l’accompagnateur de l’histoire, de la rendre aussi visuelle que possible. Le langage n’est pas un dû, les mots sont là pour qu’on en fasse un usage, suffisamment pour que d’autres puissent les lire ensuite et s’en saisir à leur tour. Ecrire est une responsabilité ».
Quand un lecteur s’en étonne, évoquant le fait que tant d’écrivains racontent que « leur histoire a été écrite à leur insu », Richard Ford lui répond que parler de personnages écrivant à la place de leur auteur est une vision romantisée de l’écriture : « Ils essaient d’éviter la responsabilité de ce qu’ils écrivent, je refuse cette romantisation. Etre auteur implique qu’on s’autorise ce plaisir esthétique, tout est là. Alors pourquoi ne pas le revendiquer ? » Humble, il ajoute, avec humour, que peut-être s’il s’était autorisé à lâcher son héros pour qu’il écrive ses livres à sa place, il aurait peut-être été un meilleur écrivain. Personne ne le croit.
Ce qu’on aime chez Richard Ford c’est justement le fait qu’il sait ce qu’il veut écrire, comment le faire, et qu’il est impossible de l’imiter. Je me souviens d’avoir lu quatre fois de suite Indépendance Day, un livre qui se passe pendant le week-end de la fête nationale, livre où il y a très peu d’action au fond, mais si totalement hypnotique et bourré d’humanité qu’on ne parvient pas à le lâcher. Quand je lui demanderai à la fin de cette rencontre comment il a fait pour écrire ce livre sans aucune coupure, sans aucun temps mort, il me répondra seulement de son sourire à la Charlie Chaplin, mais ne livrera pas son secret. Le travail et la grâce, ça ne s’explique pas.
Danièle Pétrès
Rédactrice en chef
Le cycle d’ateliers d’écriture « Traversée de l’Amérique » se poursuit à Aleph. Prochaines dates : Devenir quelqu’un (The American Tale) 16-17/11/24 ; Ecrire le monde (Each Voice Matters) 30/11-01/12/24 -> Traversée de l’Amérique – Aleph Écriture (aleph-ecriture.fr)