Voici un premier roman en forme de coup de maître, où l’on est absorbé du début à la fin par ses personnages énigmatiques entraînés dans une danse qui ressuscite en eux un farouche appétit de vivre. La quatrième de couverture le présente ainsi :
« Afin d’honorer un étrange contrat passé par les petites annonces, un peintre et une jeune photographe, tous deux exilés, se retrouvent chaque soir pour danser en silence. Ils ont en commun un objectif : ne rien dire de soi, ne rien savoir de l’autre, jusqu’au moment où un événement compromet cet accord ».
Joana de Fréville vit à Paris. Elle a exercé plusieurs métiers, tous en rapport avec l’écriture et a parcouru le monde pour réaliser des films documentaires. Elle est aujourd’hui Directrice d’Aleph-Écriture. C’est à l’occasion de la signature de son livre à Bruxelles qu’elle a répondu à nos questions au Falstaff.
Claudine Tondreau : Bonjour Joana, quel est le thème de ce roman ?
Joana de Fréville : Le thème en est l’exil, qui signifie ici « être retiré très loin ». Les deux personnages de ce roman ont à la fois à échapper et à faire face à des situations qui les remettent brutalement en cause. Ce double mouvement, échapper-faire face, est exprimé dans le tango. Ce livre évoque la solitude de deux exilés que la danse va rapprocher à leur insu. Il ne s’agit pas tant d’une histoire d’amour que d’une expérience du dérangement – mais n’est-ce pas aussi cela l’amour ? Ecrire cette histoire, pour moi, c’était finalement comme accepter une histoire d’amour.
Pour danser le tango argentin, il faut que les danseurs partagent un vocabulaire commun, à partir duquel improviser. C’est un peu comme dans l’écriture (où l’on possède un vocabulaire et des règles de structure commune). Ce qui m’a intéressée ici c’est la phase d’improvisation autour de deux personnages qui m’ont emmenée bien plus loin que je ne le pensais à l’origine. Ce que j’aime dans l’écriture c’est de m’y perdre… et d’y rester jusqu’à l’issue. Ecrire, c’est accepter d’être dérouté.
CT: Ecrire « Le pas du lynx » était une nécessité ?
JdF : Plus que de décider d’écrire, on répond à l’injonction. Le temps d’écriture est celui de l’urgence, de l’énergie, de la violence intérieure, de l’appétit de vivre, presque malgré eux, des personnages. Dans un second temps, l’auteur prend le dessus. Sa détermination mène le texte à un certain endroit ; c’est le temps du travail, très distinct du temps de l’émergence. C’est le moment des choix, du tri, de canalisation de la tension initiale pour tenir le fil rouge du récit. La question de la nécessité est trop réductrice. J’écris à partir de quelque chose de contradictoire qui est le « ressort » de mon engagement en écriture et qui procède d’une détermination farouche : « lâcher-maîtriser », examiner le processus d’écriture en marge de ce qui émerge. C’est là qu’advient un embryon d’histoire. On ne choisit pas ses sujets, on les subit, écrit Flaubert à Georges Sand. Est-ce une réponse ?
CT : Et la fiction ?
JdF : Ce qui m’intéresse dans l’écriture c’est son côté aventureux et la fiction m’intéresse particulièrement. Je ne sais pas où je vais, et ça me plaît… Le moi de l’auteur est en exil. Il s’agit, quand on écrit une histoire, de partir en terre étrangère, de découvrir des territoires inconnus, d’accepter de s’y perdre et, comme Robinson, de construire sa hutte. Apprivoiser l’histoire et les personnes… L’écrivain est quelqu’un qui réordonne le monde. La fiction, c’est la transformation de l’expérience.
CT : Y a-t-il des éléments autobiographiques dans cette histoire ?
La fiction est totale, même si elle est traversée par des émotions et des sensations personnelles. L’écriture a recueilli les traces que la danse laissait en moi mais je n’ai pas le goût d’exposer ce que j’ai « oublié ». Quand on se lance dans un projet d’écriture, dans un premier temps : on lâche. Les personnages arrivent de manière obsessionnelle, avec l’injonction de leur donner vie. L’homme voué n’a pas le choix, écrit Pessoa : une sorte de « vocation ». Ecrire de la fiction invite à laisser des personnages raconter leur histoire. Ils sont des inconnus avec lesquels je fais un bout de chemin, je reste à leur côté, je ne suis pas eux, ils ne sont pas moi, je suis en marge d’eux.
CT: Il y a une dignité, une distance paradoxale entre les personnages.
JdF : Ils se découvrent peu à peu dans ce qu’ils ont de plus intime, mais toujours par accident. Ils sont discrets, délicats, retenus. Se révéler leur semblerait indigne. Les choses les concernant ne sont pas dites. C’est ce caractère commun aux deux personnages – la pudeur – qui a déterminé le type du récit. Il faut de la distance entre les danseurs pour effectuer les figures. Le peintre prend du recul pour observer sa toile, de même la photographe et son sujet, ou le taureau et le toréador. Les personnages ne sont pas dans la fusion. C’est parce qu’ils sont dans la distance qu’il peut advenir quelque chose.
CT : Il s’agit d’une écriture de la solitude…
Jdf : C’est difficile de vouloir être libre sans payer. Le personnage féminin aurait pu rester avec son mari après le drame mais elle refuse l’amour des proches parce que cela ne remplacera jamais celui qui est perdu. Elle pressent qu’elle ne pourra faire le deuil sans sortir du cercle, comme en bateau on lâche la barre au creux de la vague pour se remettre ensuite au cap. Elle accepte de descendre : il faut accepter d’être détourné sans savoir ce qui va nous arriver. Si on se débrouille bien on arrive là où l’on veut arriver.
CT : Le tango est pratiquement un troisième personnage.
JdF : Les personnages parlent d’exil : la danse comme exil de soi. Parmi les nombreuses significations qu’on lui prête, le mot tango signifierait le ponton où se rassemblaient les esclaves avant l’embarquement. L’annonce à laquelle la femme a répondu précisait : Non argentin ne parlant pas français souhaite partager pratique tango en silence. Danser avec un étranger qui voulait qu’on se taise… Le contrat protège les personnages qui cherchent à endormir leur douleur. Ils ne veulent pas être otages d’eux-mêmes. C’est parce qu’ils dansent qu’ils peuvent exprimer ce dont ils n’ont pas envie de parler. C’est une expérience intérieure, nourrie par une intention, une énergie. Mais la rencontre avec l’autre, négociée lors de leur premier arrangement, va déranger quelque chose de leur trajectoire. La danse rapproche les personnages à leur insu, dans le silence en quelque sorte. C’est parce qu’ils ne s’approchent pas de manière intrusive qu’ils vont pouvoir se rapprocher.
CT : La tension du style est extrême d’un bout à l’autre du roman, c’est parfois « trop », les phrases sont construites de manière inhabituelle, les clichés n’existent que pour être aussitôt pulvérisés, la ponctuation ne nous aide en rien…
JdF : Les personnages sont en état de vigilance permanente, ils vont à l’essentiel car le temps manque. Il n’y a pas de place entre eux pour le discursif, seule subsiste leur présence charnelle, immédiate. Il leur faut sauver leur peau. Le rythme de l’écriture est en adéquation avec ce qu’ils vivent ; parfois le souffle se fait plus court et les phrases aussi.
CT : Le Pas du lynx est votre premier roman. Si vous deviez comparer son édition ou sa réception par le public à un pas de danse, lequel serait-il ?
J’ai été étonnée et ravie par l’accueil de la presse qui m’a offert de beaux articles. Un pas de danse qui dirait cet accueil ? Dans le tango argentin, vous pouvez danser avec un parfait inconnu, pourtant, vous partagez un langage commun. Le rapprochement des corps nécessite d’être dans une écoute absolue de l’autre, d’accepter ce qui s’invente. Cette ouverture est intéressante car elle procède de la perturbation. Cela résonne avec mon processus d’écriture. Le temps de la danse est un temps à part des codes habituels de la vie quotidienne. Nous rompons de la même façon avec le monde extérieur pour écrire, on entre en solitude comme le fait ensuite le lecteur pour lire le texte. C’est une intériorité généreuse, celle qui ouvre sur le dé-rangement de nos perceptions. Ce pas de danse, ce serait donc un pas de libre improvisation à deux, dans la rue, dans la foule. Avec vous.
Merci beaucoup.
« Le Pas du lynx ». Editions Les Allusifs (2015)
Claudine Tondreau