Alain André (Aleph-Ecriture, Paris)
C’est un samedi matin, l’atelier doit durer le temps du week-end. Elle a accepté de venir, posé ses conditions. Il a téléphoné au ban et à l’arrière-ban de l’extrême-gauche locale, à quelques collègues, à des amis, à sa sœur même : on pouvait trouver les 12 personnes exigées, payer le train, l’hôtel, les repas, une salle (un gymnase). Il l’attend, après avoir garé la 4L en double file, fumant une gauloise filtre, debout devant la sortie principale de la gare. Il fait beau, grand soleil.
C’est en 1978 ou 79. Je peux retrouver des preuves, il faudrait que je me mette à fouiller dans mes archives, plus tard. Il est encore « professeur-stagiaire », affecté comme désiré dans un établissement de La Rochelle, où il a retrouvé ses souvenirs fanés des années d’établissement maoïste. Il a renoué avec les études livresques, passé les concours, suivi une formation avec labo de langues, cours de linguistique et stage en Angleterre, sans oublier le cours de sociologie d’un élève de Bourdieu, les amours plurielles et l’école où Le Bohec, un membre du mouvement d’éducation nouvelle créé par Célestin Freinet, fait écrire à sa façon : écriture libre, tournante et, quand les « cinq tabous » ont été abordés, on peut se mettre au travail. Une formatrice a également tenté de faire écrire, au groupe de jeunes enseignants dont il fait partie, des « moments de solitude privilégiée ». Elle venait de vivre un week-end en « atelier d’écriture » : keskséksa ?
Et elle arrive. De loin, sur le quai, on voit d’abord une tache blanche. La tache est une robe, longue, immense, elle est invitée à un mariage ou quoi ? La robe s’approche, décolleté estival et foulard de soie blanche, petit sac en bandoulière, rien d’autre, on devine une taille mince, un visage long, presque d’oiseau, beauté taillée à la serpe et lèvres fines, grands cheveux noirs flottant sur les épaules, pas le genre de nana en jeans et tuniques à fleurs qu’il a l’habitude d’inviter dans sa piaule. Il flotte au devant de la robe ophélienne.
L’atelier d’écriture avec l’autre, la formatrice, pendant cette année de formation : le passage inoubliable du jus, tout de même, entre l’anode de la pratique sociale (professionnelle) et la cathode de l’écriture (littéraire, personnelle, intime). Un choc. C’est de cette façon, s’est-il dit, qu’il va accomplir sa part du programme de l’autodissolution de la Cause du peuple : en finir avec les fantasmes de pouvoir au bout du fusil dès le lendemain matin, imaginer des « lieux-charnières » pour des pratiques innovantes. Lui, il conduira des ateliers d’écriture. Il faut commencer par en suivre.
Il l’arrête, salue, se fait reconnaître. Ébloui, aveugle. « Pas de bagages ? » C’est alors seulement qu’il comprend : elle est accompagnée. Un blond, minçolet comme on dit en Suisse, pas prévu au programme, vêtu de noir avec cravate, carabin ou étudiant en droit, bien plus jeune qu’elle, qui ne la lâche plus d’une semelle, et gratte lui aussi, tandis qu’elle leur suggère d’écrire des « odeurs de lessive », ou à partir d’un espace limité, ou en utilisant le dispositif du « renga ».
Leur histoire durera 7 ans. Plus longtemps que celle qu’elle vivait avec le minçolet (il est des satisfactions sournoises). Des amours intenses, chastes et violentes, il n’y a que les sots pour ne pas comprendre. Une histoire d’association. Blanchot, Beckett, Des Forêts, la nécessité, après tout son maître était Ludovic Janvier, tandis que lui ne jurait alors que par Borges, Cortazar et Nabokov. Quand il partira, las, déçu, soucieux de se délier (restons-en là), elle lui écrira que le « chagrin » qu’elle éprouve à son sujet la laisse « sans formule de politesse possible ». Cette lettre, je dois admettre que je la sais encore, par cœur. Il a beaucoup appris d’elle. Sauf à la quitter, c’est l’ennui dans ces affaires de transfert et de contre-transfert. Quelqu’un d’autre s’est occupé de ça, deux ou trois fois par semaine, avec qui il a pu s’allonger pour de bon, et même imaginer de faire, avec une autre femme, un autre enfant (une autre association d’ateliers d’écriture).
Élisabeth Bing est la première personne qui ait créé en France une association d’ateliers d’écriture destinée au grand public adulte. Avant elle, Anne Roche les avait découverts aux USA (été 1968), puis mis en place à l’Université d’Aix-en-Provence, avec l’aide de trois jeunes chargées de cours, Andrée Guiguet, Nicole Voltz – et Élisabeth, donc. Je suis venu bien après. Mais je m’en souviens encore. Souvent. Et même de la robe blanche.