Mireille Bousset

La chaleur est accablante cet été, particulièrement ce matin. Pour éviter que ses cheveux ne lui collent au visage de façon désagréable, Bella les a attachés en un petit chignon décoiffé. Son mari a horreur de la voir avec ce genre de coiffure. Il lui dit que son visage est trop rond. Enfin, il lui disait. Depuis des semaines, il ne la regarde plus. Elle pourrait passer la journée entière dénudée, il ne ferait aucune réflexion. Il ne la remarquerait pas. La semaine dernière, elle a changé ses lunettes. Elle a choisi une monture rouge. C’est leur couleur préférée à tous les deux. Aucune réaction. Il ne la voit plus.

Je suis transparente, peut-être même invisible. Un fantôme !

Il n’a d’yeux que pour son téléphone. C’est devenu un prolongement de sa main, un prolongement de ses prunelles. Son esprit est constamment préoccupé par la lecture des SMS. Il ne reçoit pas d’appel, uniquement des textos. De nombreux textos.

Elle entre dans le séjour où il est avachi dans son fauteuil favori, quand soudain, dehors, le vent se met à souffler en tempête. De gros cumulonimbus noirs assombrissent le ciel. Par la fenêtre, elle regarde la roseraie qu’elle a créée. Sa fierté. En son for intérieur, elle l’appelle sa nursery, en rêvant aux enfants qu’elle n’a jamais eus. Au fil des ans, elle s’est passionnée pour des variétés de rosiers anciens aux noms de célébrités des siècles passés. Elle s’enivre de leurs parfums aux fragrances variées. Elle se réjouit du panaché de couleurs dégradées, un plaisir pour les yeux. Parfois elle se surprend à penser :

Je les entends respirer. 

Le vent les malmène, les tordant de toutes parts mais elle a confiance, ses rosiers sont résistants, et si l’orage éclate, un peu d’eau sera la bienvenue. Elle entend le bip du téléphone qui signale la réception d’un message juste avant qu’un éclair déchire le ciel. Le grondement du tonnerre retentit aussitôt. L’orage est arrivé. De grosses gouttes de pluie s’écrasent sur les vitres.

— Je pars annonce Abel en se levant d’un bond.

— Tu pars ? Encore ? Maintenant ? Par ce temps ?

— Oui, oui ! Il y a urgence, je dois absolument partir de suite !

— Où donc ?

Elle n’obtient pas de réponse. Elle n’en attendait pas vraiment et de toute façon, il était déjà parti avant la fin de sa question. Elle se sent tout à coup abattue par cette situation qui s’éternise. Elle s’approche d’une fenêtre et fixe la pluie qui a redoublé maintenant. Son regard est hypnotisé par ce déluge mais en réalité, elle ne porte son attention sur rien en particulier.

Je regarde sans voir. Comme lui ! réalise-t-elle

Elle entend la porte basculante du garage grincer. Elle voudrait repérer dans quelle direction se dirige la voiture mais presque immédiatement la pluie battante se transforme en grêle.  Un rideau de grêle. Trop tard pour regarder et trop tard pour fermer les persiennes. Pendant de longues minutes, elle n’entend rien d’autre que les grêlons qui cinglent sur les carreaux et le bruit assourdissant de leurs ricochets sur les tuiles du toit.  Soudain, la porte s’ouvre, elle se retourne. Il est là, il n’est pas parti. Il semble très contrarié, son visage est blême, ses yeux sont rougis. D’un geste rageur, il jette le téléphone sur le canapé et s’affale dans son fauteuil, l’air hagard. Que s’est-il passé pour qu’il soit dans un tel état ? Elle pourrait le questionner, mais elle n’en a pas envie. Elle est lasse. Un silence de plomb s’installe dans le séjour. Elle, debout, le front collé à la vitre. Lui, derrière elle, vautré sur son siège.

L’orage s’éloigne, le ciel s’éclaire petit à petit. Les grêlons sont encore présents sur le bord de la fenêtre et le contact de la chaleur de l’intérieur de la maison avec cette glace a créé une condensation importante qui empêche Bella d’apercevoir l’extérieur. Elle efface cette buée d’un revers de manche. La scène qui lui apparait alors la tétanise. C’est l’apocalypse ! Ses chers rosiers ont croulé sous le poids des branches du grand pin, arrachées par la tempête. Leurs fleurs et leurs feuillages ont été hachés menu par la grêle. Salis, déchiquetés, laminés. Ils jonchent la pelouse, encore recouverte de glace, parmi les branchages et les arbustes déracinés. Ce spectacle bouleverse Bella profondément. Elle ne peut retenir ses larmes. Elle tente de les sécher discrètement d’un revers de la main. Elle essaie de contenir et de refouler les sanglots qu’elle sent monter en elle, son dos se voute. Soudain, elle entend :

— Tu n’es pas encore habillée ?

Ces paroles lui font l’effet d’un électrochoc. Elle se redresse mais elle ne répond pas, ne se retourne pas. Elle ne veut pas montrer son visage en pleurs. Elle veut éviter qu’il ne la voie ainsi.

Il me regarde, enfin ! et moi, qui ai tant attendue cet instant, je veux éviter qu’il me voie ainsi !

Elle prend conscience de ce paradoxe. Elle en rit. Un rire nerveux, étouffé. Ce regard, cette attention, elle les a tant désirés et maintenant, elle n’en veut plus.

Elle ouvre la fenêtre.

Besoin de fraîcheur.

Besoin d’ailleurs.

M.B.