Pour cette 1ère édition du prix de la nouvelle Rive Gauche, Laurence Biava avait lancé en 2024 un concours autour du thème des Jeux Olympiques. Le sujet imposé était d’imaginer la cérémonie d’ouverture à Paris, avant qu’elle n’ait eu lieu. Lauréat du concours, Simon Detrez nous tient en haleine avec sa nouvelle pleine de suspens. Nous la publions ici dans le cadre de notre partenariat avec le Prix Rive Gauche.
Équinoxe
Simon Detrez
Michel Bonvol fait glisser la manchette de sa chemise du bout de l’index, jette discrétos un œil au cadran de sa Breitling, serre les mâchoires. Mais qu’est-ce qu’ils foutent bordel, se dit-il en replongeant la main dans la poche de son pantalon de cérémonie. Il tourne la tête et observe, debout deux rangs devant lui, le Président qui, sourire à fossettes et dents du bonheur, salue une bonne partie de la foule amassée au pied de la tribune érigée sur le Trocadéro. Ce truc a été minuté comme un œuf à la coque et voilà déjà du retard sur l’horaire, marmonne Michel en son for intérieur. Au même moment, une minuscule diode lumineuse se met à battre à côté de l’antenne de son récepteur. Le Chef de la sécurité louche sur la poche poitrine de sa chemise d’où part un petit cordon spiralé et transparent qui rejoint un écouteur invisible logé dans le pavillon de son oreille gauche.
— M.3.2 M.3.2 j’écoute, souffle-t-il en portant la main en cornet devant sa bouche et en se caressant le nez de l’index pour donner le change aux caméras pointées vers la tribune et aux potentiels milliards de téléspectateurs qui, à travers le monde, pourraient relever ce détail de la scène. L’oreillette plantée dans son conduit auditif émet un léger grésillement.
— Les moustiques tigres sont invasifs, je répète …
A deux rangs de là le Président vient de recevoir la même information, le Chef des armées positionné juste derrière-lui la lui a soufflée en des termes plus directs : « Les pilotes de la patrouille de France viennent de décoller Monsieur le Président ». Macron opine doucement tout en continuant à saluer le peuple. Là, à présent, enfin, il se détend à mesure que les choses se mettent en place et que les menaces d’attentat évoquées depuis des mois dans les media regagnent quant à elles peu à peu le rang des souvenirs. Les reflets du soleil bruissent comme des petits papiers d’aluminium jetés sur la Seine et clignotent sur sa rétine, achèvent définitivement de le tourmenter. Poussé par son propre courant, son esprit se met à voguer et à buter, quelques mètres de pensées plus loin, sur ce poème de Prévert : La Seine a de la chance. Elle n’a pas de soucis. Elle se la coule douce le jour comme la nuit. Et elle sort de sa source, tout doucement sans bruit. Macron débite les vers en fredonnant. Parlant de bruit, un grondement venu de très loin se met à enfler jusqu’à en déchirer l’espace et l’arrache à ses rêveries : les neuf Alpha-jets de la patrouille de France passent pile dans l’axe de la Tour Eiffel et laissent derrière eux des trainées tricolores qui bientôt viennent mourir aux quatre vents. Planté à gauche du Président, Joe Biden en semble fasciné, il reste debout à observer le ciel derrière ses lunettes de soleil tandis que les autres chefs d’état se rassoient et adoptent des poses étudiées relevant autant de la satisfaction d’être là que du prestige de leur rang. Considérant la scène, Michel Bonvol se dit que les Ray Ban Aviator fichées en permanence sur le nez du futur ex-Président des States dès qu’il met un pied dehors doivent certainement trahir une forme d’intérêt, voire de fascination, pour les aéronefs.
Mais voilà que rumeurs, cris et applaudissements retentissent et que d’incroyables acclamations se mettent à rouler des gradins jalonnant les quais de Seine. Ces vivats sont lancés aux premiers bateaux qui, portés par le courant du fleuve couplé à leurs moteurs Yamaha bridés à douze kilomètres heure, avancent de front et entraînent derrière eux la centaine d’autres navires qui composent l’armada des équipes sportives inscrites à la compétition. A l’avant-poste et comme le veut la tradition olympienne multiséculaire, c’est la Grèce qui ouvre la voie. Sur les coursives du bateau-mouche s’opère une sorte de danse folklorique réalisée par les athlètes, femmes et hommes bras-dessus bras-dessous, affublés de jupes plissées et d’étranges guêtres qui rappellent des bas de contention. Tombant d’enceintes fermement rivetées à la cabine, des notes de bouzouki tombent dans la Seine comme des milliers de confettis métalliques.
Et allez, c’est parti pour trois heures de défilé : le Chef de la sécurité, visage impassible, expire longuement par les narines, prend sur lui, prie pour ne pas devoir pisser avant la fin, met les mécanismes en place pour éloigner toute pensée de cette menace. Car Michel a un truc qui fonctionne pas mal pour l’y aider : la technique du focus, il l’a apprise en formation et déjà éprouvée lors de quelques planques interminables montées dans le quatre-vingt-onze. Alors parmi les chefs d’états disposés deux rangs devant lui, il décide de fixer son attention sur le dos de Joe Biden afin de ne plus devoir spéculer sur les caprices de sa vessie, cet organe imprécis situé dans son bas ventre qu’il imagine encore un instant comme une sorte d’outre instable fabriquée en peau, chatouilleuse au moindre mouvement et capable de se réveiller à tout moment. Et effectivement cette image disparaît progressivement au bénéfice d’une concentration assez facile à maintenir, parce qu’en gros depuis que la Patrouille de France a atterri sur la base de Villacoublay et que les pilotes des neuf Alpha Jets attablés dans leur cantine se foutent des bourrades dans les côtes en entamant leur deuxième Leffe, le Président des Etats-Unis est le seul à être resté debout dans la tribune d’honneur le regard pointé vers le ciel. Ça dure encore un petit temps avant que sa femme qui se trouve à ses côtés ne se lève, invite son mari à se rasseoir en lui posant une main sur l’épaule, il bredouille un truc, montre le ciel de l’index, elle lui lance un regard agacé, appuie sur son épaule plus fermement, il s’exécute. Les autres chefs d’état qui ont assisté à la séquence sourient et hochent la tête, ce sacré Joe qui a perdu la boule, va.
Ça fait une heure maintenant que la parade navale a débuté, avec inlassablement le même spectacle répété d’athlètes enthousiastes qui agitent leurs drapeaux nationaux depuis le pont des embarcations. Après les fiers sénégalais, campés sur leur bateau, musculeux et luisants comme des soufflets de cardans, suit le navire transportant l’équipe allemande qui a visiblement concentré ses robustes lanceuses de marteau, de poids et de javelot sur la poupe : cette répartition déséquilibrée des masses soulève la proue, au bastingage de laquelle se plaquent fièrement les frêles gymnastes artistiques et donne à l’embarcation teutonne de la sorte légèrement dressée vers les arches des ponts un air de défi. Voici venu le tour des chinois de caboter à présent devant la tribune d’honneur et ça n’a pas l’air de rigoler parmi l’équipage, tous alignés au cordeau, garde à vous, figures fermées, mentons hauts, résolus, tournés à angles égaux vers les dignitaires. Ceux-là ne sont pas venus pour faire les fanfarons mais pour rafler un maximum de médailles et la concentration nécessaire aux performances est déjà bien en place. Avec son éternel rictus ambigu fiché sur le visage et qui lui donne cet air curieusement bonhomme, Xi Jiping lève un poing à leur attention. Quand le bateau-mouche réquisitionné pour transporter l’équipe américaine aborde à son tour le passage sous le pont d’Iéna, Jill, la femme de Joe, est obligée de lui filer un coup de coude dans les côtes pour qu’il sorte de sa torpeur et salue ses compatriotes. Il se lève, arbore un sourire céramique, agite la main.
— M 3.2 M3.2 j’écoute. Michel Bonvol chuchote dans son cordon spiralé, l’oreillette crépite.
— Mimolette à bicyclette, je répète… Michel pince les lèvres, une fois les Jeux terminés il faudra sérieusement revoir ça se motive-t-il : c’est que depuis quelques temps le Chef de la sécurité réfléchit à mettre en place des messages codés un peu moins ridicules. Quoi qu’il en soit, ceci signifie que le dernier rafiot va dans un instant fermer la marche et que la fin de la procession va enfin être sifflée.
— Pomme de rainette et pomme d’api, over, souffle-t-il.
23 heures passées. Une nuit électrique émaille la ville lumière, des nuages de drones forment des figures animales et oniriques au-dessus de la Concorde, le peuple s’émerveille, s’enivre, bat des mains. Arielle Dombasle déguisée en Marianne criaille devant le public queer présent aux Invalides, arpente la scène en branlant d’une main la hampe d’un drapeau français plantée dans son baudrier ventral. Trois feux d’artifices éjaculent derrière Notre Dame. Sur le Champ-de-Mars, debout impassible derrière son mur de synthétiseurs analogiques Jean-Michel Jarre attend, deux flammes olympiques font la danse du ventre sur les verres bleutés de ses lunettes, le concert va bientôt commencer.
En aval de la grande liesse populaire, la flotte processionnaire vidée de ses occupants est ancrée au Port de Javel. Les bateaux se balancent sous les étoiles et les va-et-vient des équipes techniques mandatées par le CIO qui empruntent les coursives, les bras chargés d’échantillons d’urine et d’excréments récoltés dans les cuves à eaux noires planquées en fond de cale et porteurs en leur composants de potentielles accusations manifestes de pratiques dopantes.
A sept kilomètres de là, la Renault Rafale de Macron file sur le Boulevard Hausmann, ses feux abandonnent deux rubans écarlates qui s’évanouissent contre les caniveaux. Assise à l’arrière Brigitte pose la tête sur l’épaule de son mari, elle est fatiguée, elle le lui dit, il enfouit son visage dans ses cheveux, aspire une profonde bouffée. « Tu sens bon », il lui murmure. A l’avant, côté passager, Michel Bonvol fixe le cul de la Cadillac de Biden qui glisse en rutilant devant eux sous chaque réverbère du boulevard, blindée au kevlar, châssis de camion, vitres anti missiles, fanions en érection sur les ailes. Bordel, ça c’est de la caisse songe-t-il.
— C’est moi ou il était encore plus à l’ouest que d’habitude le Joe aujourd’hui ? lance Brigitte dans l’habitacle en baillant. Son mari défait le nœud de sa cravate, approuve.
— Avec cette manie de regarder en l’air derrière ses éternelles lunettes de soleil, comme si quelque chose allait tomber du ciel, heureusement que Jill veille sur lui. Brigitte fait la moue.
— Dans mon souvenir, elle, je l’imaginais plus petite … Ho mais bébé, était-ce vraiment indispensable de les loger à l’Elysée, lui marche comme un homme monté en kit, on aurait dit un automate quand il a quitté la tribune. Ces gens me font peur, minaude-t-elle frissonnante en se blottissant contre lui.
Sur le siège arrière de The Beast, Biden caresse de l’ongle la couture régulière qui suture le cuir du large accoudoir de sa forteresse roulante. Par la vitre entrouverte il regarde défiler les façades en calcaire touchées les unes après les autres par les arcs des gyrophares des motards qui escortent le convoi.
Champ-de-Mars : Jean Michel Jarre enfonce les touches du clavier central, envoie dans un brondissement sourd les trois premières notes cristallines du premier acte d’Équinoxe.
Au même moment Joe actionne le commutateur, la vitre se baisse et disparaît complètement dans le blindage de la portière. Il ôte ses lunettes et lève le regard vers le ciel nocturne de Paris, y scrute une chose lointaine, se tourne lentement vers Jill. Elle l’interroge, les prunelles enfiévrées : « alors ? ». Il hoche la tête comme pour acquiescer, ferme un instant les yeux, sourit, lui prend la main.
S.D.