« Pavillon Saigne », P.E. Cayral

Pavillon Saigne

Une main sur le cercueil, l’autre chez le notaire, me voilà l’héritier d’un pavillon en meulières situé à Montreuil, quartier Carnot, rue Saigne. Jamais mon père ne m’a parlé de cet endroit. De ma mère non plus, mais d’elle au moins je pouvais supposer l’existence.

« La locataire est fiable et m’a toujours payé, et, avec cet argent, tu pourras oublier l’idée de trouver un emploi. Vous devriez vous entendre, allez, fais un effort et va te présenter » dernières phrases écrites de sa main au bas du testament. Avant, cette foutue volonté de me caser m’était insupportable ; maintenant qu’il n’est plus là, je la trouve comique. Mais cette femme l’a payé… pour le loyer, c’est ça ? Il ne travaillait pas non plus, comme moi, c’est ça ? Il allait chez elle aux horaires de bureaux, simulait la migraine tous les soirs que Dieu fait ? Et les billets qu’il jetait sur la table le dernier jour du mois n’étaient pas son salaire ? Non… il n’a pas pu mentir vingt ans sans jamais se trahir, pas même un soir de fatigue où j’esquintais ma vie entre son canapé et la télévision, pas même un soir de match où nos quatre vérités émergeaient de la bière… enfin… les miennes surtout, mes braquages ratés, jamais une fille à moi mais un culte avéré pour les blousons volés et un goût prononcé pour les trucs à fumer. Il ne m’engueulait jamais. Il ne me félicitait pas non plus. Il ne faisait que lire. Au mieux, il s’excusait encore pour les torgnoles. « C’était avant les livres, tu comprends ? C’est eux qui m’ont calmé. Alors si t’es comme t’es, ce n’est pas vraiment ta faute… » Pour se faire pardonner, il ressortait du placard le vieux ballon offert pour mes cinq ou six ans, mais je ne bougeais pas et le laissais se rassoir tout penaud au fond du canapé. Il m’aurait bien proposé de sortir jouer au foot, mais il n’arrivait plus à prononcer un mot et reprenait son livre. L’appel de la lecture était plus fort que lui. Le lendemain, je lui reprochais de préférer ses héros de fiction à son propre fils. J’étais méchant, c’est vrai.

Montreuil, quartier Carnot, rue Saigne, un muret le long du trottoir surmonté d’une grille dévorée par le lierre et la rouille. Sous la sonnerie du N°3, une plaque illisible. Je lève le clapet de la boîte aux lettres, glisse une main dedans, pas de publicité ni de lettre en attente. Je fouille la végétation, ne vois rien à travers puis rebrousse chemin. Mais la nuit qui suit n’est qu’une longue insomnie. La locataire me hante, fantôme hypnotisant dans une lumière pourpre, confondant son visage à celui de mon père et son ventre évidé à celui d’une mère.

Minuit au-delà de minuit, halo des lampadaires, papillons affolés, le trottoir est étroit, les voitures stationnées. Les grilles peintes en bleu succèdent aux grilles peintes en rouge. Un charivari de géraniums pend des maisons voisines, on les dirait frottés à la brosse à reluire. Je tends un doigt vers la sonnerie. Une vieille promène son chien :

– À cette heure-ci vous ne trouverez personne, il est déjà parti.

– Il est… mais il vient chaque jour ?

– Oui… et il lit. Dehors, dedans, toute la journée, il lit.

– Et elle ?

– Elle ?

La vieille se détourne et suit sa laisse, je pousse le portillon, il n’a pas de poignée, cède, rien ne le tient. Sur la façade, mosaïque irrégulière de pierres brunâtres à décor de briques, à l’étage deux fenêtres cintrées, des rambardes en ferrailles, une terrasse au-dessus du garage, une marquise, une porte en verre flouté aux marches du perron, un festival d’infiltrations. Un énorme thuya projette son ombre sur vingt mètres carrés de pelouse en plastique, un barbecue, une table et deux chaises, une poubelle à roulettes. C’est ça, le jardin secret de feu mon paternel ?

Le faux gazon crisse sous mes pas, dans un coin ce ballon pourrait être le mien, je m’approche à tâtons de la porte entrouverte, je frappe, entre sans la réponse, sens cette étrange odeur qui semble familière, là un chapeau, ici léger manteau de femme sur le portemanteau. Au milieu du couloir, serait-ce mon petit camion rouge pour apprendre à marcher ? Non… je rêve… Des montagnes de livres encombrent le salon, pas de chat compagnie surpris dans son sommeil, pas de franges aux rideaux ni de canari clos devant une fenêtre. Cuisine minuscule, deux couverts y sont mis, conserves et épicerie sur le bord de l’évier, un bol débordant comme un bol de mon lait.

Il y a quelqu’un ? Je ne demande rien. L’escalier, le palier, l’étage, les marches une par une, la traînée de ma main qui remonte la rampe, requiem de fleurs au gris du papier peint. Une première chambre, tapis sur le carrelage et appliques à pampilles baignant murs et plafond d’une lumière pourpre identique à celle du fantôme, le miroir de l’armoire y dédouble la couche où, soigneusement déplié, m’attend le blouson noir que je pourrai voler. Salle de bain attenante où vibre le néon, quelques gouttes perlées au rideau de la douche, c’est le royaume tiède d’un parfum féminin. Sur la tablette une brosse, des nœuds de cheveux blonds, dentifrice et babioles. Ici, le miroir a gardé quelques traces en mémoire, des empreintes de doigts qui voulaient dessiner au temps de la buée. Une deuxième chambre, chambre d’enfant rangée, vol d’oiseaux immobile suspendu aux fils du mobile et peluche endormie au creux de l’oreiller, poussière sur l’abat-jour.

Je m’assieds sur le lit, mains sur la couverture.

Je souffle, le vol d’oiseaux frémit dans l’œil de la peluche, l’odeur bouge, le ballon, mon petit camion rouge pour apprendre à marcher…

Je connais cet endroit.

J’y reste et j’y suis bien, quelques minutes, une heure, mais personne ne vient.

J’y reste et j’y suis bien, un jour, un livre, deux jours, deux livres, trente jours, ce matin au réveil j’y trouve mon salaire.

J’y reste et j’y suis bien, j’invente la mémoire de celle que j’attends ou je lis ses histoires, mais personne ne vient.

Ni la locataire, ni ma mère.

P-E.C