En réponse à la proposition d’écriture d’Hélène Massip à partir de « Farouches » de Fanny Taillandier, nous avons sélectionné 8 textes parmi ceux que vous nous avez envoyés. Voici celui de Lynda Bellity et de Claude Couliou.
Lynda Bellity
Passage
Toute la pitié du monde pour les hommes m’est tombée dessus un matin. Ce matin-là, un dimanche, j’ai ouvert la porte de la salle de bains et j’ai vu mon père nu. J’avais environ douze ans.
J’ai éclaté en sanglot et pleuré longtemps, écrasée par une tristesse incommensurable.
Toute ma famille m’entourait, ma mère apaisante demandait : mais pourquoi tu pleures chérie ? Mon père en peignoir, interdit, me répétait : c’est pas grave ! c’est pas grave ! Ma sœur qui détestait que j’attire l’attention de mes parents et que je les inquiète se moquait de moi me traitant – ultime insulte – de bébé quant à mon petit frère il était absent ou présent, se tenant à l’écart dans sa posture d’observateur neutre.
Tous pensaient que je pleurais parce que j’étais gênée et honteuse d’avoir vu la nudité de mon père, moi je savais que je n’avais pas eu le temps de voir ou alors la blancheur de son corps et cette image m’avait pétrifiée.
J’avais éprouvé un sentiment inconnu et énorme qui avait boursouflé ma poitrine et qui m’avait débordée ; c’était me semble-il aujourd’hui un sentiment de compassion infinie pour mon père dont la vulnérabilité terrifiante venait de m’être révélée.
Si sans rien y comprendre je suffoquais ce dimanche matin c’est qu’en ouvrant la porte de la salle de bains je fus saisie par la fragilité mortelle de mon père – par la fragilité mortelle des hommes, que je sus qu’il n’y aurait pas de retour possible et que désormais je serais inconsolable.
L.B.
Claude Couliou
Check point
Elles attendent. De loin, on aperçoit un tas sombre et sans contours définis, agglutiné au ras du sol dans un amoncellement informe et noir.
Elles attendent assises par terre. Elles savent que ça va être long, elles ont prévu. La fumée âcre des pots d’échappement des bus qui démarrent, s’arrêtent et remettent les gaz sans pour autant partir plus loin, ne les dérangent pas. Installées sur le bitume maculé de taches de graisse, elles se sont placé juste le long des barrières qui canalisent le flot, au pied des bureaux vitrés. Des enfants s’accrochent aux amples tissus noirs qui masquent leur corps. Elles sont habituées, elles vont rester là à traverser des heures ignorantes.
Les rares hommes présents, la tête brandie au bout du cou, les yeux fureteurs, essayent de repérer l’avancement des choses, s’activent sans qu’on sache exactement à quoi. La file des cars embraye, emportant leurs cargaisons humaines. Ils lâchent une fois de plus de lourds nuages de particules acides dans une odeur qui prend à la gorge. Ça ne semble pas les déranger. Le bruit est intense entre les cris des petits, les douaniers qui vocifèrent des ordres, les moteurs qui pétaradent et les sons indéfinissables.
Elles attendent dans la chaleur étouffante, elles boivent une eau tiède dans de grandes bouteilles de soda en plastique, très vite, elles relèvent habilement le tissu qui cache leur bouche. L’étoffe obstrue aussi le nez, le front avec juste pour la fente ovale des yeux, le quadrillage de la grille ajourée. Selon un rite tellement banalisé car répété des centaines de fois depuis des millénaires, elles font les gestes demandés. Seul importe le sacré de la tradition. Elles obéissent, elles ont appris la patience, elles ne se révoltent pas.
Parfois le bleu magnifique d’un autre voile intégral tranche sur le tableau noir qui se dessine presque familièrement dans cette gare de triage, check point incontournable, frontière infranchissable.
Les contrôles tatillons des passeports sont interminables de ce pays à l’autre et passer de l’autre côté ne sera pas donné à tout le monde.
Elles attendent.
C.C.