Michèle Tillet
Un dîner rapide, terminé par la traditionnelle compote de Saint Georges de D. : parfois, après la plage, Maman passe chez « Les Bordelais » où les vendeuses truculentes interpellent « les p’tits clients » d’une voix forte et chantante. Elle leur achète, pour presque rien, les fruits abîmés du jour. Leur épluchage laisse à la famille les mains poisseuses et sucrées ; la cuisson de la marmelade ambrée ensoleillée dans le grand faitout jaune émaillé embaume la maison.
C’est une location de vacances, rue du Coca. Deux mois de plage, club de gymnastique, cochon pendu, parties de boules, concours de sable, sauts dans les vagues. Les corps sont bronzés, la peau tannée par le soleil et la mer.
« Mimi, tu t’occupes de ta petite sœur ? » Ce soir je garde Gigi, les parents sortent. Depuis la salle à manger aux meubles de bois sombre, dans la pénombre des volets mi-clos, je les observe. Papa se rase soigneusement ; parfum entêtant d’after-shave, chemise blanche, pantalon clair. Maman est très belle, robe blanche à fleurs orange, bronzage rayonnant.
Après leur départ, la petite sœur veut voir les bébés lézards : sous une planche disjointe de l’escalier de la cave, une famille a fait son nid. Dans la fraîcheur humide et l’odeur forte de poussière et de pommes. Recoins sombres. C’est bizarre, avant, j’aimais bien les caves, mais plus trop maintenant, pourquoi ?
Histoire du soir dans la minuscule chambre : « Sylvain et Sylvette ». Deux orphelins vivent dans une chaumière en forêt, entourés d’animaux familiers, mais en butte aux attaques du loup et du renard. Bientôt la petite a sommeil, elle s’endort vite malgré la chaleur étouffante.
Je glisse ma copie de latin dans la grande enveloppe adressée au Cned. Des devoirs de vacances obligatoires, c’est mon lot. A cause de l’ascenseur social. Grands-parents ouvriers, parents instits, moi je continue la progression.
Demain matin j’irai à la poste en partant à la plage. Puis j’emprunterai « le petit chemin » qui serpente entre les roses trémières et les dahlias des jardins. Odeurs de la terre humide après l’arrosage et des glands sous les grands chênes, calme des ruelles désertes.
Puis je regagnerai la tente de plage bariolée. Les espadrilles s’alignent dans le fond, ensablées malgré le talus érigé tout autour. Les serviettes et vêtements sont pendus au centre, les maillots mouillés sur les piquets de l’auvent ; les sacs de plage débordent. Bruit des vagues, haut-parleur du Club des Pingouins, cris d’enfants, interpellations et conversations continuelles entre les tentes voisines, exclamations de Maman. Pas moyen de lire sur la plage. Sans compter le vent, le sable qui se faufile entre les pages.
Dehors les grillons chantent, les hirondelles sifflent, rapides joueuses et fantasques dans le ciel assombri. Je vais enfin pouvoir reprendre tranquillement Que ma joie demeure. Dans la chambre au papier peint vieillot à fleurs mauves, sur le lit très haut de bois luisant, je repousse l’édredon d’un rose passé, trop chaud. Les hirondelles s’affolent.
Emotion avec les personnages devant le ciel, les étoiles, « Orion fleur de carotte », évocation magique. Personnification de la nature, communion avec les éléments. C’est en même temps enthousiasmant mystérieux et mélancolique, comme toujours avec Giono.
Les grillons se sont tus, telles les cigales de Provence la nuit. L’air se rafraîchit un peu, le vent se lève. Bientôt quelques éclairs, puis des grondements sourds se rapprochent. Pas d’inquiétude : il suffit de compter, diviser par trois, calculer. Gigi dort toujours.
Le vent s’intensifie, la pluie tombe maintenant. En bourrasques, en trombes. Les volets verts ferment mal, battent dans leur cadre. Comme un cœur affolé. Eclair. Rentrer la tête entre les épaules au coup de tonnerre, diviser par trois. Compter, diviser. Mais, bientôt, plus le temps de compter ni de diviser. Non je n’ai pas peur, voyons, et puis, que craindre ? Moi toujours si raisonnable et tranquille.
Eclair intense, éblouissant, fracas simultané. Déflagration. Déchirement. Sans répit. Un souvenir cherche à faire surface. Comme une buIle. Il s’échappe, revient. Comme le matin quand un rêve s’efface. Non il n’y a rien. Mais si, le tonnerre, cherche bien…
Oui, le tonnerre grondait ce matin-là. La cave. Le souvenir se précise. L’angoisse revient. Sans répit. Le grand-père, dans le noir. Que faisait-il, que voulait-il ? J’avais remonté l’escalier à toute vitesse, dans les coups de tonnerre. Il était resté dans la cave. Je n’avais rien dit à la grand-mère, et d’ailleurs, que dire ? Simplement observer les éclairs par la fenêtre de la cuisine. Oublier.
Je descends les marches menant à la chambre de Gigi. La respiration de l’enfant est régulière. Il faudra être forte si elle se réveille. Assise sur une des marches, dans la pénombre, je m’apaise peu à peu. Grâce au souffle léger, au calme de la petite ? Parce que j’en suis responsable ? La protéger du loup…
M.T.