« Odyssée » d’Isabelle Vilain, et « La douane » de Didier Poisson

En réponse à la proposition d’écriture d’Hélène Massip à partir de « Farouches » de Fanny Taillandier, nous avons sélectionné 8 textes parmi ceux que vous nous avez envoyés. Voici celui d’isabelle Vilain et de Didier Poisson.
Isabelle Vilain

Odyssée

10 mai

Pas vu les affiches, mais nous le savons, nous devrons partir, les Allemands avancent rapidement. Le garde-champêtre a fait le tour du village en sonnant la cloche car tous les gars entre 16 et 35 ans sont concernés. À 2 heures, Maurice est passé me chercher. Nos sacs à dos étaient bourrés. Pas question de rejoindre le CR, nous évacuerons par nos propres moyens.

Adieux difficiles. Maman pleurait. Papa m’a glissé un billet de 100 francs en murmurant fais attention à toi, gamin. Nous avons enfourché nos bicyclettes direction Rouen. Espérons atteindre Albert avant la nuit, la tante d’Henri nous attend.

11 mai

Sommes revigorés : bien dormi, bien mangé. Départ à l’aube. Routes encombrées. Des jeunes, des vieux, des civils, des militaires. Des avions allemands dans le ciel. Nous nous sommes jetés dans un fossé. Des cris, peut-être des morts. Nous ne pouvions pas traîner.

12 mai

À Rouen, pagaille. Abandon des vélos. On nous a mis dans un train pour Toulouse. Dans un wagon à bestiaux. Nombreux arrêts. Il a fallu trois jours pour atteindre la Ville Rose.

28 mai

Capitulation royale. On nous éparpille. Pas de retour dans l’immédiat.

Mai – août

Nous sommes logés tous les trois dans une ferme, en Ardèche. Nous regardons le ciel, nous travaillons un peu, nous dormons dans la grange, nous mangeons du fromage de chèvre grouillant d’asticots.

Toujours pas de train pour rentrer.

19 août

Les parents m’attendaient sur la porte. Enfin, dit Maman.

Te voilà un homme, mon fils, dit Papa.

I.V.

Didier Poisson

La douane

La nuit a disparu, le vert sombre de la forêt nous entoure et, devant, la piste, rouge. À côté de moi, la vieille se réveille et s’étonne de me retrouver; croyait-elle m’avoir rêvé ? Le mini bus se gare au bord d’une clairière. Nous descendons, l’apprenti a déjà grimpé sur le toit et je tends les bras pour attraper mon sac à dos. Un sergent me fait signe de me mettre à l’écart. Les femmes, alignées, ont ouvert leurs sacs. Les douaniers y plongent les mains, farfouillent dans les paniers. Une jeune femme pleure, « pardon, pardon. » Comme beaucoup, elle voulait vendre au Ghana du tissu imprimé au Burkina Faso, sans doute n’a-t-elle pas payé les droits. Une autre s’écrie, en me pointant du doigt, « Et lui, le blanc, pourquoi n’ouvrez-vous pas son sac ? »

Tous les regards se tournent vers moi. Et maintenant, j’ai peur. Au fond de mon sac, j’ai oublié un paquet d’herbe enroulé dans du papier journal. Je pose la main sur la minuscule enveloppe de cuir qu’Adama a passé à mon cou, la veille, à Ouagadougou, au moment où je montais dans le bus. « Des mots puissants pour te protéger », m’a-t-il dit.

Le bus est reparti, la vieille dort, la tête contre mon épaule. À Kumasi, un ami m’explique « Le sergent ne t’a pas fouillé, il craignait que l’on pense qu’il s’était laissé influencer par une femme. » Psychologie dérisoire. Les mots puissants m’ont protégé, je le sais, moi. Le sergent a disparu dans le poste de douane, poussé par une main invisible, et ensuite aucun douanier n’a osé prendre l’initiative de me fouiller.

D.P.