Nelly Decroly « Le rire de Raymond » et « Lui » de Régine Zeidan

Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy. Parmi les 8 textes sélectionnés voici celui de Nelly Decroly et Régine Zeidan.
Nelly Decroly

Le rire de Raymond

Il était né après la guerre, en août 1948. Son père avait vécu dans la clandestinité, pendant des années, pour échapper au STO, sa mère était une petite femme vive. Il lui ressemblait beaucoup. Il portait le prénom de son parrain, mon père. Il me conduisait parfois à l’école. À dix-huit ans, il est parti en Allemagne, faire son service militaire. Il men a ramené une montre dont j’étais fière et que jai porté des années. Il est devenu facteur dans un quartier pas très reluisant de la grande ville. Là, il a appris à boire, car sa tournée regorgeait de cafés et il ne savait pas dire non. Il a acheté une voiture, une Simca 1000. Il nous emmenait, mon frère et moi pour des balades improvisées, une fois jusqu’à la mer où jai, pour la première fois, mangé des crevettes. Il passait souvent à la maison. On lui servait une bière, il menvoyait à l’épicerie du coin lui acheter un paquet de cigarettes, des Saint-Michel sans filtre, paquet vert, que je payais 20 francs, il se calait dans le fauteuil club de Papa (qui était absent) et semparait dun Astérix qui traînait sur le radiateur. Alors, nous nexistions plus ! Il était là-bas, chez les Gaulois, à vivre leurs aventures hilarantes. Et je lentendais sesclaffer depuis lautre bout de la maison où je m’étais réfugiée pour étudier mes leçons. Arrivé au bout de lhistoire, il finissait son verre et repartait chez lui. Il ne mangeait pas avec nous.

Il est mort, il navait pas quarante ans, dune maladie du foie.

 

Régine Zeidan

                                                    Lui                                                                                                     

Si seulement on avait hissé haut ses yeux si bleus, ils éclairaient les ombres, il aurait pu être ingénieur, chirurgien ou artiste.

Premier en classes primaires, moyen à la loterie de la vie, c’est lui, Lucas, né en 1932, au mois de mai, quand éclot le muguet.

Année paire, paire de gifles… À venir.

Il a douze ans quand une méningite endort pour toujours Marie sa petite sœur.

Très vite, c’est au tour de Maman… Pire que la guerre !

Alors il faut grandir, vite, et ses mains, si jeunes encore, sont menées à si rudes épreuves que des rugosités éternelles y fleurissent.

Ah oui, la tuberculose ! Même pas mal, même pas peur, même pas mort.

Lui ?

Charpentier marin, il jette son regard de ciel dans l’eau, construit des voiliers, navigue bout au vent…

Le bois, la terre, la mer…

Lui ?

Un doux rêveur …

Qui ne mène pas bien sa barque, il n’est pas gestionnaire.

Ainsi, de dettes en faillites jusqu’à l’incendie criminel de son atelier, s’achève l’aventure d’un artisan solitaire, un taiseux qu’il faut interroger et deviner pour l’aimer.

Au soir de sa vie, de ses mains immenses et rugueuses, naissent des miniatures de bateaux  à l’échelle de ceux qu’ils savaient construire et il remporte des prix pour cet art…

Revanche à la faillite !

Lentement il décline, son corps s’amplifie, ses bras, ses hanches le trahissent.

Obstinément son regard bleu fixe l’horizon et le son de sa canne accompagne ses pas.

Il s’affaisse d’un coup, comme fauché, et, quatre mois s’appliquent à lui ôter son dernier souffle.