Sabine Gairin-Calvo
Mathilde monte encore le son de ses écouteurs. Elle en a plein les oreilles des disputes de ses parents. C’est encore en train de dégénérer : « c’est moi qui ait raison ! » « non, c’est moi », quelle bande de gamins !
Elle regarde son frère absorbé par sa BD parfaitement indifférent à ce qui se passe devant. Quel gros nul celui-là ! Elle ferme les yeux, se concentre sur la voix de RM. Elle tente de compter les jours qui la sépare de leur concert en octobre. Son frère s’allonge sur le sac posé entre eux. « Mais dégage gros tas ! » « ferme ta gueule ! » lit-elle sur ses lèvres. Une main qu’elle n’a pas vu venir frappe son mollet et celui de son frère à une vitesse prodigieuse. Le visage hystérique de sa mère est tourné vers eux. Elle sort un écouteur.
« Vous pouvez pas rester tranquille deux secondes !? c’est quoi votre problème ?… » Mathilde n’écoute pas la suite qui n’a aucune importance. Elle regarde derrière sa mère et se concentre sur les nuages sombres et bas. Elle a l’impression qu’ils viennent juste d’apparaître. Elle se rend compte que la climatisation de la voiture a perdu la lutte contre la chaleur du sud et qu’ils sont tous en train de cuire à la vapeur. Un coup de tonnerre stoppe net les aboiements de sa mère. « c’était quoi ça ? » Elle cherche l’orage, soulève le pare soleil pour découvrir la masse menaçante qui s’avance vers eux dans le ciel azur. Soudain le vent se lève et bouscule la voiture. Le tonnerre éclate tout près. Un rideau gris apparaît au loin sur la route. « Sort à la prochaine aire, je veux pas me retrouver là-dedans ! ». Il y a une sorte d’inquiétude pleine d’excitation dans la voix de sa mère.
En sortant de la voiture, Mathilde a l’impression qu’on leur jette des seaux d’eau. En courant, elle glisse sur la pelouse. Son frère éclate de rire et saute dans l’eau chaude pour l’éclabousser. Ils se bousculent, se jettent de la boue. Dégoulinants et ravis, ils rejoignent l’attroupement abrité sous l’auvent des sanitaires. Il y a d’autres familles. Des jeunes les regardent avec envie. Il y en a un qui sourit à Mathilde. Elle lui sourit aussi, amusée par son allure de chien mouillé, ses cheveux plaqués sur son front, collés à ses tempes, son tee-shirt collé à la peau, presque transparent. Quand Mathilde aperçoit ses tétons, le galbe de son torse, elle relève nerveusement les yeux. Elle se concentre sur ses yeux bruns très doux, sur ses cheveux noirs luisant de pluie, qui dessinent son visage comme un écrin. Elle voudrait détourner son regard, arrêter cette étrange chaleur qui l’envahit, arrêter la gêne qui la gêne et qu’elle ne comprend pas. Elle voudrait se moquer de lui. Mais elle est pétrifiée. Alors elle pousse son frère sous la cascade qui déferle du toit. Il lui crache de l’eau en représailles. Les adultes râlent, les repoussent. Ils s’éloignent en chahutant dans la pluie battante. D’autres jeunes les rejoignent. Ils s’aspergent, se font tomber, se bousculent. Mathilde roule allongée dans la pente, sa tête tourne. Elle est arrêtée net par un autre corps. Une émotion inconnue la saisit quand elle découvre le garçon, son visage ruisselant tout près du sien, ses lèvres entrouvertes sur ses dents luisantes. Elle est prise d’un frisson étrange qui la parcours à l’intérieur comme une onde. Le rire l’envahit et c’est comme si ses orteils riaient aussi, en même temps que ses poumons et sa bouche, même ses cheveux. Il éclate de rire. Sous la pluie, face au ciel, collés l’un contre l’autre, une joie nouvelle, irrépressible la parcourt tout entière. Ils tentent de se lever. Elle le repousse pour le faire tomber et stopper ce contact qui la bouleverse.
Elle court vers ses parents. Son frère lui coupe le chemin comme un diablotin sorti de sa boîte avec des gesticulations et des grimaces. « Papa, dis-lui que c’est moi ton enfant préféré ! » dit-elle de sa voix de petite fille innocente avec son sourire le plus mignon. « ah tiens, ça faisait longtemps ! » répond son père en secouant la tête.
La pluie s’est calmée. Ils retournent dans la voiture. Mathilde tient la main de son père. En apercevant le garçon, elle se blottit malgré elle contre son père. Hier encore, elle lui aurait souri, lui aurait fait « salut ! » de la main. Mais là, elle détourne le regard et s’engouffre dans la voiture. « Maman, tu peux mettre My little poney ? » « non, mais je rêve, mon gros bébé ! ». Mathilde se concentre sur les images sur-colorées en vain. Le sourire du garçon au-dessus de son corps moulé dans son tee-shirt et son short ruisselant s’imprime inexorablement sur l’écran. Elle se recroqueville, regarde ses parents qui s’amusent de la situation qu’ils viennent de vivre. Sa mère qui a pris le volant, a la main dans le cou de son père. Lui a la main sur la cuisse de sa femme. Elle voudrait se pelotonner sur les genoux de son père. Elle pose sa tête sur la vitre et regarde à travers les gouttes, le paysage troublé et flou.
S.GS.